Ossian GANI
Analyse critique de l’usage de la culture dans la ville néo-libérale
La ville est une construction complexe, dans laquelle s’entremêlent un espace objectivé par des approches scientifiques (géométrie, géographie, cartographie) ou théoriques (urbanisme, planification) et un espace vécu, perçu, mental. Elle est également un produit social, soit une retranscription des rapports de production et des rapports culturels. En ce sens, la ville n’est pas un espace neutre, elle est au contraire instrumentale, puisqu’il s’agit d’un « lieu et milieu où se déploient des stratégies, où elles s’affrontent. »[1]
Ainsi les soulèvements populaires parisiens de 1830 et surtout de 1848 ont entraîné une réaction urbanistique. Avant la deuxième moitié du XIXème siècle, les ouvriers et les bourgeois cohabitaient dans certains quartiers comme le Marais à Paris. Les étages bas étaient habités par les bourgeois, les hauts étages par les ouvriers (division verticale). Cette situation a commencé à se modifier avec les premiers travaux d’urbanisme moderne parisien (Londres les avait déjà expérimentés suite à l’incendie de la ville au XVIIème siècle) : les travaux du baron Haussmann entament la planification spatiale de la ville capitaliste. Il s’agit d’une part de favoriser le transfert des flux dans le cadre du capitalisme industriel – transport de matières premières, de produits manufacturés et de la main-d’œuvre – et d’assurer un contrôle social – le boulevard permettant à l’armée de charger et de tirer au canon[2].
Le changement profond lié au passage du paradigme productif – d’une société de la rareté – au paradigme consumériste – d’une société de l’abondance – qu’a connu l’ensemble des Etats occidentaux une fois les reconstructions liées à la Seconde Guerre mondiale effectuées a eu une incidence sur la composition sociale de la ville. La classe possédante a conservé et poursuivi le processus de réorganisation de la ville à son image, mais selon une violence plus discrète nommé tantôt renouvellement, régénération, requalification, revitalisation ou renaissance. La classe populaire se trouve expulsée vers des périphéries de plus en plus lointaines, sous la double pression de la spéculation immobilière – attaque économique – et de la promotion d’un « art de vivre » qui lui correspond fort peu[3] – attaque culturelle, des centres-ville. La ville se trouve ainsi être un « phénomène de classe » où devrait se révéler la conflictualité sociale[4].
Or, un ensemble de concepts liés à la ville (la mixité, le vivre-ensemble, la vie de quartier, la convivialité) tend à effacer et à nier toutes références aux tensions sociales et aux classes sociales dans une société présentée comme désormais réconciliée avec elle-même – ou ayant le devoir de le faire[5].
Cette évolution de la ville et du langage qui l’accompagne est soutenue et portée par le type de culture et de comportements culturels promus par les industries de l’éloge culturel (de Walt Disney à Télérama) suivies par les politiques locales. Le « renouvellement urbain » se pare de ses beaux habits culturels pour tenter de cacher la réalité de la violence sociale qu’implique toute politique urbaine ne tenant que peu compte de la réalité existante. La thématique de l’installation de lieux voués à la culture ou d’événements culturo-festifs répond ainsi à un double impératif : masquer la conflictualité et séduire les forces en présence. Le renouvellement urbain vise ainsi, à l’aide de la culture, à façonner l’espace urbain en renouvelant la population pour mieux la faire coïncider avec la nouvelle vocation dévolue à la ville : une production de l’espace conforme à la nouvelle économie de l’information et de la communication[6]. Le rôle émancipateur de la culture s’efface ainsi, à coups de subventions étatiques, au profit d’une culture garante de l’ordre établi et d’une valorisation du mode de vie et de consommation libéral. La ville néo-libérale tend ainsi à devenir un espace de consommation grimé en parc d’attraction.
Les acteurs de l’em-néobourgeoisement des quartiers populaires
Les quartiers populaires des moyennes et grandes villes se trouvent pris dans un phénomène d’appropriation progressive par les élites urbaines, classe moyenne supérieure en tête. Pour désigner ce phénomène, le terme « gentrification » a été formé. Forgé à partir de l’anglais gentry, signifiant en premier lieu petite noblesse, mais désignant par extension la bonne société, le terme a été utilisé la première fois
au début des années 1960 pour définir l’installation dans des quartiers défavorisés du centre londonien de population de la classe moyenne, alors que le schéma dominant était jusque là de s’installer dans la périphérie résidentielle. Pour notre part, nous privilégierons le terme d’em-néobourgeoisement (contraction d’embourgeoisement et de néo-bourgeois) pour distinguer la néo-bourgeoisie de la bonne société, qui n’est pas concernée par le processus que nous tentons de cerner.
Ce changement est en lien avec le néo-libéralisme qui a replacé la ville au centre de son système. L’industrialisation a engendré une urbanisation des villes selon un processus d’implosion/explosion décrit par Henri Lefebvre : les ouvriers affluent en ville et s’y entassent où ils peuvent (implosion) pendant que des industries continuent de s’installer en bordure de la ville créant un étalement urbain (explosion)[7]. L’urbanisation liée à l’industrialisation n’implique pas une planification capitaliste de l’urbain ; des tentatives peuvent voir le jour (cités ouvrières, patrons paternalistes). Désormais il semble, au contraire, que l’urbanisation planifiée soutient le capitalisme : par l’action du marché (capital foncier en partie spéculatif) et par l’action étatique (construction de la ville et de structures favorables à l’expansion de l’économie capitaliste à l’exclusion de toute autre).
L’ensemble des villes est ainsi touché par le phénomène d’em-néobourgeoisement. Les villes développées de l’économie capitaliste, Londres, New York, Paris, ont été les premières atteintes par le phénomène, qui s’étend désormais aux villes durement touchées par la désindustrialisation : Liverpool, Roubaix, Bilbao ou Glasgow par exemple.
Le néo-bourgeois
Chaque acteur de l’em-néobourgeoisement des quartiers populaires relève d’un intérêt particulier et est mû par un « vice » libéral[8] : désir de jouissance immédiate (le néo-bourgeois), égoïsme calculateur (le délinquant) et intérêt économique et/ou politique composant dans leur ensemble l’éthique néo-libérale (ou le comment agir au mieux de manière libérale).
Le rôle principal dans le processus de l’em-néobourgeoisement est joué par les « classes moyennes intellectuelles ». Pour parer à la difficulté de définition de cette catégorie socioprofessionnelle composite, nous définissons ces acteurs selon la place qu’ils occupent dans le processus de production en reprenant la division mise en place par Michel Clouscard : il s’agit de la partie du salariat qui, dans le cadre de la division capitaliste du travail, est chargée de l’animation (versant culturel) et de l’encadrement (versant économique) du libéralisme libertaire[9]. Elle assure la gestion de l’économie capitaliste, pour la bourgeoisie, sans posséder ni le Capital ni les moyens de production. Bourgeoise, elle s’est néanmoins crue un instant la tête de proue du navire contestataire voguant vers la libération des masses. La tension entre ces deux pôles a connu un renversement en France à la suite du mai 68 étudiant et, lors de ses équivalents en Europe (Italie) ou lors de mouvements plus limités (Angleterre) lorsque la bourgeoisie de capital a acquis à sa cause ses « nouvelles élites intellectuelles »[10].
Ce passage les marque d’un péché originel : l’inconscient de classe, puisque celle-ci ne prend pas conscience du processus historique dont elle est issue et qu’elle méconnait son rôle dans la perpétuation des rapports sociaux. Le néo-bourgeois se construit dans une double opposition formelle : contre la bourgeoisie traditionnelle et contre la classe populaire, deux avatars d’un monde ancien. Son regard sur son environnement est façonné par son désir, désir qui ne peut être que présent ou projeté dans un futur proche.
De manière générale, cette classe moyenne s’insère dans la stratégie libérale dont elle est la publicité et dont elle promeut l’idéologie. Individualiste, sa sensibilité aux problèmes sociétaux (homosexualité, écologisme, féminisme et plus récemment le combat contre la fessée) va de pair avec un désintérêt pour les problèmes réellement sociaux (aliénation, critique de la quotidienneté, marchandisation, thématiques pourtant prégnantes dans les années 1960, mais vite abandonnées).
La puissance de « contagion » de ces néo-bourgeois accentue au contraire l’aliénation de la classe populaire par la valorisation de leur style de vie et de la consommation subversive officielle. Leur style de vie libéral-libertaire tendant à devenir mode de vie, psittacisme du capitalisme.
L’artiste en « créateur »
Dans la représentation contemporaine, l’artiste incarne une forme souhaitable du travailleur moderne : l’individuel en place du collectif, l’inné et non l’acquis, la précarité et non la sécurité[11]. Cette construction est le fruit de la lutte pour la reconnaissance du statut d’artiste (la Renaissance) et la volonté de distinction qui en découle (la Bohème).
Le Bohème a été le refus aristocratique de la vie bourgeoise marquée par la réussite matérielle et les valeurs de la famille. Refuge de certains aristocrates dépossédés de rôle politique, elle marque le glissement de l’art au service du prince (d’Apelle et Alexandre le Grand à Le Nôtre et Louis XIV en passant par Titien et Charles Quint) à l’art pour soi-même (l’Art pour l’Art, l’artiste maudit et l’incompris). Ainsi au refus des valeurs bourgeoises, à l’aristocratisation du statut de l’artiste répond paradoxalement un non-rejet de la société bourgeoise. En effet, suite au coup d’arrêt donné au mécénat royal, princier ou ecclésiastique, l’artiste est économiquement dépendant de la bourgeoisie par le développement du marché de l’art. La Bohème est la crise d’adolescence de l’artiste cherchant la reconnaissance de la bourgeoisie : on en refuse les valeurs, mais on en accepte l’argent.
Les fondements de cette évolution sont déjà visibles au XVIIIème siècle, qui a vu l’émergence du « Grand Public »[12] suite à la prise de distance de la société aristocratique et de la haute-bourgeoisie vis-à -vis de la société de cour. Ce nouveau public, bien défini à partir de 1750, entraîne une nouvelle production (nouveau goût) accompagnée d’un nouveau discours sur le rôle de l’art : le génie contre les Académies. Le XVIIIème siècle libéral commence ainsi à parler de l’artiste comme un créateur.
Avec le libéralisme développé en système économique – le capitalisme, l’artiste est relégué à un statut social qui lui est propre :
« (…) ce qui est reconnu n’est plus l’œuvre. C’est l’artiste qui est œuvre. Ce qui est agréé, ce n’est pas l’esthétique, mais un mode d’existence, une pratique, un vécu : le statut de la marginalité. »[13].
Si auparavant il pouvait symboliser une échappatoire au travail, ou au moins au travail aliénant, il incarne désormais une nouvelle version du travail aliénant, en étant dépossédé de ses moyens symboliques de production (la pensée – l’idée) et de sa production (l’œuvre) au profit de sa représentation : le statut social. Son nouveau statut social engage un refus de la production au profit de la création, manière noble et distinctive de signifier la création de richesse. L’artiste satisfait l’idéal capitaliste d’un travail spécialisé à forte valeur ajoutée. En outre, il promeut dans son travail la flexibilité assumée et érigée en liberté. Ce passage de la séquence artiste – art (pensée) – Å“uvre à la séquence artiste – culture (idéologie) – création a trouvé sa réalisation dans la figure du créateur. Bon gré, mal gré, la création porte en elle le statut d’artiste, d’où une inflation des termes d’artiste et d’artistique sans que l’art s’en sorte grandi. Sous l’acception « créateur » on trouvera désormais aussi bien le publicitaire, le graphiste, le décorateur d’intérieur, le designer, le couturier, le jardinier. Socrate est mortel, Jean-Paul Gaultier est un artiste.
Les délinquants de quartier, forme contemporaine du Lumpenprolétariat
Son rôle est marqué du sceau de l’ambiguïté, mais par bien des aspects le délinquant est l’allié objectif du néo-bourgeois.
Selon Jean-Claude Michéa, le rapport entre délinquance et libéralisme n’est pas à définir comme un rapport d’exclusion, mais au contraire dans un rapport d’inclusion[14]. Ce n’est pas la misère engendrée par le système économique qui crée le délinquant – pas plus que la richesse créée ne produit de l’honnêteté ou le sens du don, mais celui-ci symbolise un autre mode d’intégration au libéralisme. Il en reproduit à son échelle les traits et les valeurs constitutifs : égoïsme calculateur, gain maximal, compétition, rejet des entraves au commerce ou encore réussite matérielle. Au contraire, la délinquance « gratuite »[15] mine une des dernières prérogatives (évidente car visible) de l’Etat, la sécurité intérieure. La déliquescence de la puissance étatique entamée dans le domaine économique et politique par le capitalisme se poursuit dans les quartiers par la délinquance[16]. En outre, la délinquance organisée (grand banditisme, mafias) est complémentaire de la délinquance en col blanc (marché illicite, circuit monétaire parallèle et blanchiment d’argent) sans compter la florissante industrie de l’apologie de la « racaille » (rap hardcore, cinéma et produits dérivés). Le « sauvageon » ou la « racaille », selon qu’on adopte une critique de gauche ou de droite de la délinquance, n’est que le produit brut du capitalisme, débarrassé de ses adversaires (républicanisme, socialisme et même droite de tradition bonapartiste)[17].
Une telle situation ne peut que détruire les formes de sociabilité qui naissaient spontanément et s’incarnaient dans des lieux spécifiques (le café, le parc, la place). Cette sociabilité ouverte se remplace par une sociabilité fermée – la réunion d’habitants excédés par la violence et la dégradation de la qualité de vie, caution morale et locale de l’entreprise de renouvellement urbain. Or, les études sur la ville américaine ont démontré le rôle des stratégies de sécurisation et de contrôle de l’espace dans le renouvellement urbain, jusqu’à déboucher sur les « gated communities ». Si l’équivalent américain des « communautés fermées » ne s’est pas encore exporté stricto sensu en Europe, la nécessité de l’intervention pour lutter contre la délinquance et revaloriser ainsi l’image du quartier est une évidence. L’em-néobourgeoisement de New York s’est ainsi construit sur la thématique de la tolérance zéro dans les années 1980 reprise ensuite à Londres. La délinquance de quartier ouvre ainsi le processus de requalification de quartiers.