Processus et finalité de l’em-néobourgeoisement des quartiers populaires
Deux modalités de gentrification sont généralement reconnues : la gentrification par la résidence et la gentrification par la consommation[18]. Cette distinction n’est cependant pas opérante ; s’il existe bien des multiplicités de modalités de l’appropriation bourgeoise et capitaliste de l’espace, celle-ci varie plutôt selon l’histoire propre à la ville (industrialisation précoce ou non, type d’industrie, niveau d’insertion dans l’économie mondialisée, présence d’un bâti historique ou d’espaces atypiques). La distinction des deux types d’appropriation est le fruit de deux erreurs :
a. une erreur épistémologique, inspirée par le postulat idéologique de la neutralité de l’espace, qui consiste à considérer l’habitat et le logement comme une problématique spécifique.
b. la constance et la cohérence du phénomène se trouvant dans les rapports de production.
L’évincement des classes populaires par les politiques locatives
Après la période dans laquelle rénovation rimait (c’est le cas de la place des Fêtes dans le XIXème arrondissement de Paris) avec destruction-reconstruction a succédé une période de réhabilitation, cherchant à sauvegarder le patrimoine architectural. Cette évolution résulte d’une réorientation du rôle économique de la ville. Dans la ville capitaliste du XIXème siècle et de la première moitié du XXème siècle, la présence de la classe populaire se justifiait par la structure du système de production : la ville regroupait la production matérielle et donc la main-d’œuvre. La transformation de la ville capitaliste industrielle en ville capitaliste informationnelle débouche sur une « inutilité » partielle de la présence en ville de la main-d’œuvre, phénomène accentué par le développement du réseau de transports en commun. Ce n’est plus en ville que doit résider la « surpopulation flottante », puisque la part d’employés non-qualifiés nécessaire y décroît. La réhabilitation du 65-67 rue du faubourg Saint-Martin dans le Xème arrondissement de Paris illustre le changement de paradigme : l’immeuble arbore l’inscription « Aux classes laborieuses », vestige d’un ancien magasin spécialisé dans les tenues de travail. Il accueille désormais un bureau de l’agence de publicité BETC, filiale d’Euro RSCG. L’inscription a évidemment été conservée, mais les classes laborieuses remplacées, les cols blancs ont succédé aux cols bleus[19].
Le parc social est également touché par ce mouvement de « réhabilitation ». Ainsi en Angleterre, la politique mise en place dans les années 1980 du right to buy de logements sociaux a créé une ségrégation entre les zones attractives et les zones délabrées. Entre 1971 et 2003, la part de logements sociaux est passée de 30% à 18%, les investisseurs délaissant le parc social au profit du parc privé. La politique française d’accession à la propriété inaugurée par les ministres de la ville du gouvernement Fillon ne va pas créer une situation différente.
Quant aux constructions de logements sociaux, la situation n’est guère meilleure pour les ménages les plus modestes. Suite à la loi Borloo sur le logement en 2003, une série de chantiers est lancée dans le secteur de l’habitat. Les destructions de bâtiments sont encouragées (en banlieue) afin d’en reconstruire de nouveaux, selon la règle un bâtiment détruit un bâtiment reconstruit. Or, l’Observatoire des zones urbaines sensibles a noté dans son rapport 2009 que :
« la diversification par l’habitat vise à implanter dans les quartiers de l’habitat privé et de l’habitat social intermédiaire (de moyenne et haute gamme), en vue d’attirer de nouvelles populations. ».
Ainsi les constructions ont essentiellement concerné le logement en accession à la propriété (53% des livraisons) et le logement locatif intermédiaires (13%)[20]. D’autre part, les constructions concernent principalement les logements de taille modeste, alors que les destructions s’attaquent en priorité aux grands logements[21].
Les réhabilitations de quartiers entiers entraînent également une autre conséquence perverse : la fin du logement social de fait dans le parc privé. Si la nécessité de la rénovation de cet habitat souvent insalubre ne peut être remis en cause, l’engagement de moyens financiers conséquents semble autoriser le promoteur à expulser les locataires et aux propriétaires à augmenter les loyers. A l’évidence, malgré un discours intégrateur, la réhabilitation ne bénéficie pas, et ne peut bénéficier, aux anciens locataires.
Le pauvre, un produit d’appel ? Le credo urbain de la « mixité sociale »
L’implication des acteurs institutionnels dans l’em-néobourgeoisement des villes est particulièrement visible dans le cas de l’Angleterre. Les Travaillistes ont placé la question urbaine au centre de leur préoccupation, alors que la politique urbaine des Tories était marquée par la primauté laissée au secteur privé[22]. L’architecte Richard Rogers est chargé par Tony Blair d’une étude sur les raisons de l’affaiblissement du rôle de la ville. L’étude de cent propositions nommée « Urban Task Force[23] » remise en 1999 consacre le vocabulaire de la renaissance urbaine. Le programme le Livre Blanc Urbain de 2000 reprend de nombreuses propositions de l’Urban Task Force. La volonté d’installer les classes moyennes en ville, en lieu et place des classes populaires, y apparaît clairement sous un discours promouvant la mixité sociale et l’égalité des chances.
Néanmoins la mixité sociale, aussi bien en France qu’en Angleterre, est entendue exclusivement comme mixité résidentielle. Or, si cohabitation résidentielle il peut y avoir, on ne peut pour autant parler de mixité. La renaissance urbaine anglaise et la politique de la ville française posent comme une évidence deux éléments distincts : la nécessité de lutter contre les poches de pauvreté présente en ville par l’installation de la classe moyenne dans ces quartiers. L’idée qui sous-tend cette construction idéologique est que l’arrivée des classes moyennes dans des quartiers pauvres ne peut que favoriser l’intégration des pauvres dans l’économie. Or, l’incompatibilité des deux éléments est patente, ne serait-ce que par le simple principe physique des vases communicants : l’arrivée de nouveaux habitants implique nécessairement le départ d’autres habitants. L’aspect historique de la composition et de la démographie de Paris le prouve : la capitale française fut pendant longtemps une ville plus populaire que la moyenne française, la perte d’habitants entre 1950 et aujourd’hui (d’environ 3.000.000 à environ 2.100.000) a officialisé son passage en ville bourgeoise.
En outre, l’utilisation de l’espace par les nouveaux arrivants était différent car le mode de consommation est distinct entre classes sociales et que les espaces fréquentés n’étaient pas similaires : écoles différentes, cafés différents. La néo-bourgeoisie, malgré un discours d’ouverture, se caractérise, à l’image de la bourgeoisie traditionnelle, par un entre-soi[24]. Cela s’inaugure dès le plus jeune âge avec le développement des crèches parentales parmi la néo-bourgeoisie, suivi par le détournement de la carte scolaire pour inscrire les enfants dans des établissements mieux cotés.
Le culturel au sens large semble être le seul domaine dans lequel la néo-bourgeoisie s’autorise la diversité et la mixité sociale, mais dans un cadre de consommation libérale mondialisée et dans un rapport net de domination : cuisine, artisanat, mode ou art[25]. En ce sens, le néo-bourgeois consomme symboliquement du pauvre, de la même manière que par le tourisme il consomme de l’autre. La magie de la globalisation et des mouvements de travailleurs immigrés lui permet de consommer les deux à la fois et près de chez lui.
Culture et ville créative
Le géographe Richard Florida rattache l’attractivité d’une ville et la présence de la classe créative, qui se caractérise par la technologie, le talent et la tolérance[26]. Sa définition de la classe créative est relativement floue : il y englobe des catégories professionnelles (scientifiques, écrivains, avocats, analystes financiers…) et des catégories « sociétales » (communauté homosexuelle, scène rock…). Si les théories de Florida ne sont pas très novatrices dans le lien existant entre capital humain et développement économique, elles semblent de plus confondre ce qui relève des causes et ce qui relève des conséquences. En effet, il postule que la présence de la classe créative est la cause nécessaire et suffisante du développement économique, alors qu’au contraire, la classe créative, population largement mobile, se dirige vers les zones économiquement prospères[27].
En résumé, pour R. Florida, une ville attractive est une ville où la classe qui doit être attirée est attirée ; théorie tautologique (mais il est vrai que tourner en rond implique un mouvement, mouvement même du néo-libéralisme), mais théorie qui résonne aux oreilles des décideurs, attentifs à toute idée nouvelle. Selon lui, les villes doivent adapter les politiques afin de servir au mieux les intérêts et les besoins de cette classe. Il en appelle ainsi à une « métamorphose branchée » des villes pour favoriser la création[28]. On retrouve une telle idée dans l’importance prise par les événements culturels dans la politique urbaine de la ville selon l’idée que la ville est un produit marketing comme un autre. La figure de l’artiste et du centre culturel et artistique répond ainsi à cette volonté d’assigner à un quartier une marque. L’artiste devient un vecteur de la marque[29].
Ainsi l’évolution urbaine du cœur de ville en Occident est marquée par un phénomène progressif d’exclusion des classes populaires : évidemment non incluses dans les « beaux quartiers »[30], mais également exclues des quartiers historiquement populaires. Les stratégies de renouvellement urbain sont un processus séculaire, dont les procédés ont considérablement évolué. La violence de la tabula rasa de la rénovation (et de l’expulsion) a été remplacée par la violence plus discrète et cachée du renouvellement urbain. D’autant que ce renouvellement est accompagné d’un discours cherchant à désamorcer la réalité de la violence exercée : le vivre-ensemble semble bien plus se destiner aux classes populaires « forcées » de vivre, pour un temps, avec la nouvelle classe moyenne intellectuelle[31].
Cette euphémisation du discours est liée de manière directe au passage de la ville capitaliste industrielle à la ville capitaliste néo-libérale, le passage du rythme de travail mécanique – l’ennui – au rythme de travail créatif – le loisir. La dialectique travail – non-travail s’est mutée en dialectique travail – loisir. Dans une société capitaliste, les réductions de temps de travail ne se font pas selon l’augmentation de la productivité, mais bien pour laisser du temps aux loisirs selon une optique keynésienne traditionnelle[32]. Le temps laissé libre du travail devient encore plus un temps de consommation, qui d’activité marginale passe à activité essentielle. Dans ce sens, la ville s’oppose irrémédiablement à la périphérie « productive » ou à la ville industrielle et post-industrielle également en matière d’amusement. Expulsion de la classe populaire, nouveau rôle dévolu à l’espace urbain, la boucle est bouclée : pleine place est faite au ludique, à la frivolité, au culturo-festif.