Tout est culturel !

Culture et « culturel »

Le pouvoir, la politique et le monde de l’art ont tout au long de l’histoire connu de nombreuses convergences à défaut d’une longue histoire d’amour. Ce n’est que récemment (fin du XXème siècle) que la confusion organisée de main de maître est parvenue à gommer les frontières non seulement entre les avenues et les goûts du pouvoir mais aussi entre l’art et ce qui n’en est pas – ce dans quoi il faut inscrire la « marchandise ».
Ayons l’humeur badine et le souvenir souriant, retour en 1968 : tout est politique, prétend-on, « pisser », affirmaient les murs des toilettes de la Sorbonne, était « un acte politique ». Vu de mes yeux, vu. Soit.
Aujourd’hui, la mode à changé, mais si peu, en fin de compte : il suffit de remplacer politique par « culturel ». Tout est culturel. C’est si vrai que nous en viendrions (comme en 68) à nous demander en urinant si nous remplissons convenablement notre fonction d’ »acteurs culturels »â€¦
La mode, aujourd’hui, nous porterait plutôt à parler de « passeur » – la terminologie « bobo » des années 2000 raffole de ce vocable, encore que nul ne sache vraiment qui « passe » quoi. Serait-ce la culture ? En train de passer l’arme à gauche, comme dit l’expression ?
N’oublions pas, bien plus sérieusement cette fois, que l’autre mot pour « passeur » est « nocher » – Caron est le nocher. Il mène, sur sa barque, les morts outre Styx. Toutes ces références culturelles ne peuvent tout de même pas être passées sous silence. Peu de vocables de la mode sont réellement « innocents ».
Nombre d’époques ont asservi tous leurs gestes à un sens quasi-unique, le religieux, puis l’utile, ou encore le rationnel. Ainsi prétendait-on épouser utile au bas Moyen Age, et affichait-on un plan de vie rationnel sous la troisième république. Aujourd’hui on ferait volontiers dans le « culturel ». Si l’on veut s’amuser, se divertir, tuer le temps ou se reposer tout simplement, on ne peut le faire sans la caution de « s’adonner à un divertissement culturel ». Ah, aurait pu dire Brel, « chez ces gens-là », on s’ennuie utile. On s’ennuie « culturel ».
Le snobisme ne s’arrête pas là. Quitte à être accusé par Ph. Dagen et ses semblables de pratiquer « la haine de l’art » (sous-entendu contemporain) reconnaissons qu’il faut un réel talent (social, voire mondain) pour parvenir à faire passer n’importe quel gribouillis pour de l’art, de la culture, pour une expression explicitement esthétique, intentionnellement aboutie. Comme si, seul le diffuseur faisait art de toute production qu’il désigne à l’attention de ses contemporains. Comme s’il était celui qui proclame et attribue l’appartenance, ce que jadis on aurait oser nommer « qualité », et que, inversement, l’artiste – fût-il confirmé – ne pût décider s’il visait là une Å“uvre d’art ou s’il faisait des gammes pour se dégourdir ou essuyer son pinceau. Confusion.

Le fait culturel comme objet de mode

Nous le disions et Fumaroli, Schneider, Harouel et quelques autres l’ont bien démontré : le fait culturel est objet de mode. Il faudrait cependant écrire de nombreux ouvrages pour épuiser les aspects et les effets de la mode du culturel : ses origines, ses finalités, ses aspects, ses limites…
Je signalerai simplement ici un des dangers qui se laissent percevoir : celui d’une neutralisation issue d’une généralisation abusive. Si tout est politique plus rien ne l’est et c’est grave pour la société. De même si tout est culturel.
La période Lang, l’après 1981 au sens large, dans les arts et la période post-68 en politique se sont traduites, l’une comme l’autre, dans les faits, les productions, les « sélections » (ou ce qui en tenait lieu) par une « pensée molle », ou plutôt une non-pensée.
La pensée molle est souvent la traduction dans les faits quotidiens d’une idéologie totalitaire une pratique terroriste froide et souriante à la fois qui entend tout se soumettre par le biais d’une indifférence affectée, d’une tolérance absolue. C’est ainsi qu’elle s’assure de ne rien laisser en dehors d’elle.
Pas plus qu’à Panoptès ou à Big Brother, rien ne lui échappe. Rien qui soit en dehors. L’art est total autrement dit il n’est plus. La poubelle, le caniveau, les égoûts sont passeurs d’objets d’art puisque tout est art. Enfin, d’une certaine façon. Car il suffisait de le proclamer, que dis-je, de le décider « ministèriellement ». « Valois vaut loi ! » put-on dire alors.

Un monde d’artistes fonctionnaires

Grouillait ainsi sous Mitterrand une cohorte d’artistes-fonctionnaires à la solde d’un pouvoir cultureux inquiet à l’idée qu’un jour un artiste puisse être tenté de renoncer à la gloriole décernée, venue d’en haut, et pousse l’affront jusqu’à autonomiser ses modes de production et de diffusion… SANS subvention.
Mais Grand Frère veillait : même les friches industrielles, (les lofts de l’art), furent parfois récupérées par le parti quand elles n’étaient pas (comme à Strasbourg) directement instituées par celui-ci ; le pouvoir central s’arrogeant non seulement la gestion mais même la genèse des lieux de « marginalité » ou de « contestation ». Ce fut grandiose que d’assister à la mise en place de cette subtile confusion.
Qu’attendre d’une culture « managée », « coachée », « pilotée »â€¦et ce même dans ses courants alternatifs, marginaux ou contestataires ? Sommes-nous conduits (condamnés) à vivre dans un monde de poètes-lauréats, d’artistes fonctionnaires ? On le voit, encore aujourd’hui, pour des raisons qui ne sont pas tellement différentes d’ailleurs, jour après jour, l’art n’est plus connu que par le biais des stars de son management : ses médiateurs-vedettes ; les artistes passent mais les marchands restent voire s’incrustent (les présentateurs de la TV tout comme les inamovibles critiques bien chenus en sont un bon exemple). Les uns sont des « intermittents » (pauvres artistes) les autres sont des « inter-minables… » ou pire des « permanents » au sens que prend le mot dans tel parti ou tel syndicat !

« Manager » la culture

Ce n’est toutefois pas un hasard si pouvoir et argent ont tiré au sort la robe de l’art. D’où cet abominable oxymoron que constitue l’expression bien mal inspirée de « management culturel ». S’agit-il de management des activités, des productions culturelles ? S’agit-il de rendre culturelles les activités de management ? S’agit-il plus simplement de paraître être dans le vent ? En tout cas ça décoiffe : vaste programme à vrai dire que ce rapprochement de la culture et du management.
Redevenons sérieux, la chose existe, bien que cocasse dans le vibrant doute ontologique qu’elle émet dès qu’elle cherche à se légitimer. Comment dépeindre ce qui n’est guère plus qu’une extraordinaire faculté d’adaptation et une capacité inlassable d’écoute, d’attention mise au service de la découverte de nouvelles références ou de nouveaux modes d’expression ? N’y a t-il, donc, dans ce vocable malencontreux, que la quête de nouvelles méthodes d’organisation? Est-ce du « management » : que de savoir repérer des « imaginaires », moteurs mythologiques qui sous-tendent la créativité et la création, le désir du plaisir esthétique ? Sans ce dernier, en amont de la communication, il n’est pas de produit culturel.
Par ailleurs est-ce du management que d’interroger sans cesse le monde infini du non-dit, du non-explicite pour faire apparaître les moteurs qui conduisent au désir ? Comment parvenir dès lors à situer l’articulation sociale de l’imaginaire esthétique du goûteur d’art ? Réponse qui ne se voudrait pas sordide : rien de tout ceci n’échappe à l’axe de la consommation donc à celui du commerce. Pourtant…
La culture est finalement, sous nos yeux, bel et bien devenue une marchandise comme une autre… avec peut-être, le poids politique en plus.

Marchands et vendeurs – Commerce et trivialité

A défaut de la précédente réflexion qui devrait impérativement être menée pleinement par tout « manager culturel » en chacune de ses actions pour et dans la culture, le manageur culturel ne demeurera qu’un modeste vendeur de grande surface ! Pas même un « marchand » (de ceux qui s’impliquent dans « leur » production comme le fait l’artisan ou le maraîcher). Les circuits et réseaux où le produit est offert deviennent indifférents : autrement dit on aboutit à un pur commerce de denrées culturelles équivalentes. Car, par parenthèses, c’est bien ce qui distingue le vendeur du marchand. Comment faire des managers culturels autre chose que des boutiquiers ou des relais, des moteurs, des actuateurs de ces politiques qui sont décidées ailleurs qu’en leur présence ? Comment éviter également que se constitue un corps poussiéreux de routiniers de la culture, que se forme un poujadisme cultureux en l’espace de quelques décennies ?
La réponse est peut-être à chercher du côté de la responsabilité, donc du risque et de son angoisse, et in fine dans la décision en son extrême solitude.

Décideur

L’acteur culturel est un décideur : donc il est responsable et isolé. L’un parce que l’autre. Cette responsabilité est autant morale qu’intellectuelle. C’est de solitude profonde que provient sa compétence et son originalité. Et d’elle seule.
Un être non solitaire n’aurait pas sa place à l’intersection entre création et diffusion. Tous les mondains, traîne-cocktails et hableurs professionnels se sont engouffrés dans le métier. Ils y ont gagné – sinon à être connus – une vie de tapage et de frivolité. Les artistes et leur public, eux, y ont tout perdu.
Le vrai décideur : qu’est-ce que c’est ? Un être isolé et responsable. Car on ne décide que dans la solitude la plus extrême. La « décision collective » ou « de groupe » est pure lâcheté, tic de langage élégant, suprême mascarade qui, heureusement, ne trompe plus personne. Il y a toujours un maître à faire penser, à faire décider, un manipulateur qui disperse les choix et « fait » décider.
Les enjeux qui s’offrent au véritable décideur peuvent être de natures très diverses. Art et responsabilité : beau programme là encore ! Où l’on retrouve l’affrontement quantitatif – qualitatif, avec en plus le problème de la qualité du temps : célérité contre qualité, dans un monde où la communication (le fait seul de communiquer – quoi que ce soit, bien ou mal) importe plus que le contenu.
Type de question (à propos de la violence, par exemple) que peut se poser un tel décideur : dois-je accepter la (soi-disant) « sublimation » de l’horreur par le fait même qu’elle est « représentée » ?
au nom des nobles fins de la dissuasion : « plus jamais ça! » (et tant que ça fait vendre on ne va pas s’en priver),
au nom de la re-motivation de militants qui auraient pu oublier contre quoi on pourrait être amené à se battre …
au nom de n’importe quoi mais qui, toujours, cache mal la délectation morose, malsaine, fascinée, sidérée par l’abjection, l’ignominie, la violence, l’arbitraire et la haine …
Où, en son âme et conscience, le décideur doit-il cesser d’accepter le prétexte esthétique et ne plus soutenir, approuver la représentation de l’horreur?
Ce problème est identique à celui que devraient se poser plus souvent (pas seulement en matière de violence) les journalistes dans le cadre de leur déontologie.

Au secours ! Tout est culturel !

Pour nous résumer. Il semble, et, j’en conviens, c’est affligeant de banalité, qu’il faille encore et encore reprendre et nourrir le même débat de fond sur la notion de « culture » et de « culturel » et, surtout, sur les choix de société et les politiques impliquées. Car, ce qui aurait dû demeurer bien évident et qui ne l’est plus du tout depuis le brouillage politicien des « années Lang », c’est que si tout, absolument tout, par le biais de la récupération des marginalités même les plus provocatrices, est culturel plus rien ne l’est. Ceci équivaut à dire qu’en tous points l’univers recelle du particulier ou qu’inversement le particulier contribue à l’universel. Ce qui n’a strictement aucun intérêt.
Si la culture devient un bien d’Etat, on a, quoi qu’on fasse, une « culture officielle » et l’émergence, heureusement, ici ou ailleurs, d’une autre ou de plusieurs autres cultures qui, elles, ne le sont pas. En France, à la fin du XXème siècle, le risque a été pris que la chose « culture » n’ait plus aucun sens et les cultures dites de la marge furent en passe d’être récupérées toutes… jusqu’aux rave-parties les plus libres ou « sauvages » qui ont bien risqué d’être estampillées voire brevetées.
Car si la culture (au sens le plus large) déborde la notion de culturel ; le culturel, lui, est bel et bien, en soi, un fait de culture, c’est un objet strictement idéologique. Ainsi, le propre de la culture parisiano-mondaine française est d’être « culturelle ». L’acquisition de cette disposition d’esprit est indispensable à qui se frotte à l’art, à la création, à l’expression du nouveau, du jamais dit… ou à l’interprétation personnelle de l’œuvre de l’autre. Tout gestionnaire de l’infrastructure nécessaire à la « mise à l’air libre » – autrement dit à la révélation au public – de l’œuvre doit appréhender comment son action s’articule dans le vaste jeu des codes, des sens, des rapports de force et de désir du contexte social et culturel où il se trouve.
Que faire de l’encombrante culture et de la plus encombrante encore notion de « culturel » ? Les restreindre aux « activités de production et de publication-circulation des objets esthétiques-artistiques » ? Faut-il y incorporer l’industrie du divertissement ? Jusqu’où ? Un fabricant de jeux de cartes est-il un médiateur culturel, un artiste ou un manager ? Ne pourrait-il pas plus simplement demeurer un artisan fournissant des produits manufacturés et se passer de l’accablant qualificatif de culturel ?
Toutes ces remarques sont faites pour éviter les dangers du babelisme
, de la si élégante et politiquement correcte confusion ambiante, du brouillage plus ou moins délibéré des repères, du « multiculturel » creux et fourre-tout et du profit qu’en tirent toujours les mafias qui prospèrent dans de ces situations d’irrepère.

Constantes mythiques et autres préjugés sur l’art

Pauvres artistes – I

Faut-il manquer d’argent, manquer même de l’essentiel pour désirer créer ? Faut-il souffrir dans sa vie, dans sa chair, dans son quotidien pour engendrer des sursauts de nouveauté ? L’art est-il le produit dérivé de la privation ?
rsistants relents de romanatisme qui nous animent semblent insister pour que tel soit son statut.
L’art ne serait-il pas plutôt le fruit d’une ascèse ? Mais qui connait encore le (véritable) sens de ce mot ? Celui d’exercice.
Bien plus qu’à se débattre contre le conformisme (celui d’une imagerie à la mode, il est vrai, depuis des siècles maintenant) l’artiste gagnerait à s’exercer, tant à son art qu’à une perception juste du monde, de la « situation », où il se trouve. C’est en effet une belle « ascèse » que de méditer et sentir. C’est souffrance sans la moindre valeur ascétique que de crever de faim et de froid. Pourtant, nous le disions c’est plus médiatique, et ça ne date pas d’hier : le pauvre va nu pied est nettement plus attachant que l’artiste repu. Le voyeurisme des nantis, mécènes ou autres a la vie dure.
Artistes croyez-moi, c’est hélas toujours vrai, feignez le dénuement si vous voulez percer. Fin de l’épisode.

Pauvres artistes – II

Révolution protestante (constate Weber). Le succès et la fortune sont envoyés par Dieu à ceux qui « réussissent ». L’argent n’est pas honteux. La richesse est une marque de la grâce accordée par le Ciel. La notoriété et les dollars qui vont avec ne peuvent être que mérités. Le temps c’est de l’argent. Le temps est donné aux hommes pour qu’ils le fassent « fructifier ». Nouvelle logique, soit.
Mais alors la pitié qu’il nous fallait avoir au paragraphe précédent est bel et bien perdue, dépréciée, démonétisée ? Que faire de nos capacités de généreux voyeurisme et de commisération ?
C’est pourtant simple il nous faut, désormais, les investir dans la presse ou la télé « people ». Pleurer sur ces pauvres artistes persécutés … par les paparazzi. Ruinés par des demi-douzaines de pensions alimentaires à verser çà et là. Par d’innombrables procès intentés pour rétablir leur « dignité » (ou leurs profits).
La détresse de l’artiste est bien là, fidèle au poste – sous des formes nouvelles certes – encore que …
Car de la maigreur cadavérique pour cause de malnutrition et dénuement à l’anorexie-spectacle des figures de la mode, le famélisme est toujours de mise. Rien ne serait plus aisé que de développer toute la gamme de correspondances similaires.

Créateurs virtuels – une dialectique de la résignation ?

Quand l’homme, s’exprimant par ses mains, son corps, son papier, son pinceau et son crayon, aspirait de tout son être à aller plus loin… il ne se heurtait qu’à lui-même, à sa propre incompétence ou, si l’on préfère, à sa perfectible compétence.
Mais s’il a recours à mille et un artifices – disons « outils » – de type informatique ou électronique, il décuple, sans doute, sa force et / ou sa précision… toutefois, s’il se heurte à un obstacle, il ne peut le surmonter en prenant sur lui, en s’exerçant mieux. Il devra apprendre à se résigner, à se soumettre aux limites de l’outil technologique.
L’outil d’expression, dès lors, devient outil de pensée, de conception – et il limite celle-ci : car alors le « créateur » pliera sa pensée, sa conception aux limites de l’outil ; limites qu’il intègre bientôt, inconsciemment, de manière aussi intime que les siennes propres. La pensée devient façonnée par les possibilités de l’outil. Cette autocensure bride son imaginaire et sa créativité d’une part et son goût de l’effort, du perfectionnement, du progrès personnel, d’autre part.
Sans doute, nul ne le conteste, l’inverse est-il strictement aussi vrai et vérifié tous les jours. La technologie permet des aventures créatrices totalement débridées. des sursauts parfaitement inouïs de génie pur.
Reste que le créateur intègre à la fois les virtualités d’aide de son nouvel outil aussi bien que les contraintes qu’il implique.
Mais ce qui est nouveau c’est que si un progrès survient il n’en sera pas (ou très rarement) l’auteur. Il attendra – progrès collectif venu du technicien et du commerçant – que l’outil ait été amélioré pour débrider un peu plus son génie créatif… Ce sera la sphère des techniciens et non lui qui générera le progrès. C’est à elle que l’artiste sera redevable du nouveau pas en avant qu’il accomplira ensuite sûrement.
A moins qu’ayant perdu l’habitude de prendre sur lui, de lutter vers son idéal de perfection, et de n’être jamais résigné, il ne se résigne à … la résignation et cesse de ressentir – de déplorer – les contraintes de l’outil, n’éprouvant même plus le besoin de dire ce que l’outil ne permet pas d’exprimer.
Sommes-nous bien certains de ne pas en être déjà arrivés là ?

L’orgue

Le poids de la technique sur les créateurs ne se fait pas sentir aujourd’hui seulement – et ceci nuance singulièrement ce qui vient d’être dit.
Pensons simplement aux progrès accomplis à travers les siècles en matière, par exemple d’instruments de musique. Luthiers et facteurs de toutes sortes ont ouvert des portes merveilleuses aux interprètes et compositeurs qui ont su les exploiter et les intégrer à leur panoplie, à leur vocabulaire. Toutefois jamais encore on n’avait fait aussi fabuleux, grandiose, qu’avec l’orgue. Instrument total, mégalomaniaque, paranoïaque par excellence : ses innombrables registres « Ã©mulent » nombre d’autres instruments et engendrent en outre des sons étymologiquement inouïs.
Rien d’étonnant à ce que les créateurs littéraires l’aient donné comme instrument favori à leurs « puissants », maîtres absolus, génies totalitaires … même à bord du Nautilus Némo joue de l’orgue ! (Jules Vernes, Vingt-mille lieues sous les mers).
Le nom de l’orgue tel celui du Diable (qui veut dire le Double de Dieu) est légion. L’électronique en a encore renforcé sa capacité à doubler tous les autres instruments de l’orchestre.
Là encore, ou déjà à ce moment là le technicien facteur d’orgue bridait ou débridait la créativité. Ici aussi l’électronique et le savoir faire de la très haute et très mathématique physique technicienne répond aux et anticipe sur les aspirations des créateurs.
De là la terrifiante et mystèrieuse satisfaction qu’il y a à l’écouter ronfler aussi bien que chantonner dans des registres qui vont comme chacun sait du sacré au jazz en passant par le frivole divertissant. Cet étrange plaisir procède de la disproportion qui existe entre la cause et l’effet, entre le petit homme derrière ses claviers et l’immense tonnerre produit par cette profonde futaie d’immenses tuyaux. Plaisir non différent de celui qu’il y a à considérer tout ce que l’on peut télé-commander d’une très modeste pression sur un bouton.
C’est encore et toujours une émotion forte pour l’homme moderne que de voir les effets immenses d’un minuscule action (le « clavier » lieu de co-existence de touches multiples spécifiques (aux effets de surcroît modulables) en est le plus souvent le vecteur privilégié) relayée par une chaîne et des réseaux dont nul n’imagine pleinement le maillage de connexions et de commandes en cascades.

Il n’est qu’une seule sorte d’imaginaire

Mais y a-t-il divorce ou au moins « rupture » épistémologique entre la création du créateur (artistique) et celle du technicien-concepteur d’artefacts ? Non, l’imaginaire est, en définitive, toujours le même qu’il soit scientifique, technique ou artistique.
L’imaginaire est le seul moteur et aussi le seul interlocuteur. Il est le produit même de l’éternelle, la constante insatisfaction de l’être humain. Petite graine dans le génome de la race ou autre chose, l’humanité toute entière améliore son sort (ou tend à le faire). La créativité est une pulsion commune et l’élan, l’érotique, devrais-je dire, de la « désirance » forte d’un objet qui soit le « même mais en mieux » est partagée à des degrés divers par toutes les civilisations de la planète à toutes les époques. Et ceci, là encore, tant dans les domaines techniques qui vont du petit savoir faire de la quotidienneté aux immenses réalisations industrielles ou spatiales que dans le champ de l’esthétique, du décoratif aussi bien que de la sacralité figurée : l’homme vit dans le « beau ».

Vivre dans le beau

A-t-il fallu que l’homme produise du beau pour qu’il s’aperçoive des richesses esthétiques du monde qui l’entoure ? Nul ne sait. Il y cependant forcément un lien. Et le risque existerait alors que si on le cantonne dans la consommation d’objets à la volatilité trop grande, objets que, finalement, il méprise par ce qu’il doit les jeter sitôt acquis ou presque (par effet de mode ou pour cause de fragilité), l’homme en vienne peut-être à ne plus produire ni beau ni bon, à n’en plus même en percevoir l’existence là où elle se trouve.
C’est la notion même de talent qui serait alors menacée.

Le talent, le vrai celui qui ne s’affiche pas qui ne se fait pas remarquer comme tel dans l’oeuvre qu’il a engendré. Le talent, le vrai est totalement transparent. La transparence est une forme d’oubli qualifié, admis, entraîné. La faculté du talent est de se faire oublier dans l’insistance même de son être-là. La présentification opérée et réussie doit faire oublier ce qui présentifie.
Il est oubli, et ne s’actualise que dans l’être-là de l’Å“uvre qu’il a portée. Il ne s’affiche pas comme ou par le vecteur. C’est là qu’est toute la différence entre le talent et son absence.
C’est exactement cela qu’il importe de ne pas abandonner à la « confusion ».

L’art montre le réel en s’en détournant

L’art, ainsi, est ce qui, pour s’en être détourné un instant, désigne le mieux la matière. Dans sa présence la plus mate. dépourvue de sens, de résonnance, d’écho. Il la désigne et s’y substitue tout à la soumettant au sens qu’il lui impose.
L’inventeur, avant d’agir et de vérifier son projet par l’action doit rêver celle-ci tout comme il lui faudra rêver la matière qui le permet. L’homme admettra-t-il un jour que tout naît du rêve et y retourne. La matière n’est qu’une brève illusion, virtuelle, frivole, volatile, sans épaisseur. Tandis que le rêve, lui… S’il savait !
… Et mille et une autres considérations qui si elles venaient à être perdues de vue nous installeraient dans la plus épouvantable confusion des esprits, des objets tant réels qu’imaginaires et des valeurs.
Et c’est là que le rapport à la culture, à celle dont nous sommes dépositaires, légataires joue un rôle déterminant. Nous ne pouvons occulter le fait que nous sommes, à tout moment, à la fois héritiers et générateurs de patrimoine. Ici et maintenant hic et nunc entre passé et avenir. Nier l’un ou l’autre des deux termes reviendrait à suicider la race humaine.
C’est pourquoi aujourd’hui, hic et nunc, il est capital de se poser la question : quel avenir pour le passé ?