Pour la sociologue Tiziana Terranova, loin d’être un nouveau phénomène, l’économie numérique apparaît plutôt comme une nouvelle phase : « Il s’agit  … d’une mutation qui est complètement immanente au capitalisme tardif, pas tant d’une rupture que d’une intensification  … d’une logique culturelle et économique amplifiée[17]. » Richard Barbrook, spécialiste de la régulation des médias, parle d’une économie mixte, caractérisée par l’émergence des nouvelles technologies et d’un nouveau type de travailleurs : les artisans du numérique. Aux côtés de l’instance publique, qui fut notamment à l’origine du projet de construction du réseau Arpanet, l’économie de marché a su investir le réseau, en même temps que l’économie du don, qui constitue pour Barbrook, l’élément constitutif d’un éventuel dépassement du système de production capitaliste de l’intérieur. Cette économie du don, dans une perspective marxiste-hégélienne, permet ainsi à la consommation culturelle de faire sens en la transformant en activité productive. Cependant, elle est souvent exploitée par les industries. Ainsi, la nouvelle économie basée sur la mise en réseau de l’intelligence humaine implique une mutation profonde des structures d’organisation de la main d’œuvre. Comme le souligne Tiziana Terranova, bien qu’il soit essentiel de surveiller et d’organiser ces flux de connaissances, « Internet fonctionne efficacement en tant que canal à travers lequel « l’intelligence humaine » renouvelle sa capacité à produire[18] », car il permet de mutualiser les connaissances. Ainsi, Internet accentue l’existence des réseaux de main d’œuvre immatérielle et accélère leur accrétion en une entité collective. La valeur dépasse l’information pour s’établir dans l’interconnexion des cerveaux.
Un « capitalisme cognitif »
Yann Moulier Boutang nomme cette nouvelle phase le capitalisme cognitif, qui selon lui est injustement qualifiée de nouvelle économie. « Le capitalisme cognitif est bel et bien une tendance réalisée, un type nouveau d’accumulation. Mais il n’est pas un régime stabilisé[19]. » L’auteur souligne qu’à l’ère de l’information, l’économie ne repose pas sur la connaissance mais sur l’exploitation de celle-ci. Empruntant à la fable des abeilles de Mandeville, Yann Moulier Boutang fait remarquer que l’enjeu dépasse la production matérielle du miel pour se déplacer vers le processus de la pollinisation. Ainsi, les abeilles, en amassant du miel, font en réalité autre chose ; elles permettent la reproduction des fleurs, une opération essentielle et difficile à réaliser artificiellement. La valeur de ce travail dépasse ainsi la valeur du miel produit et apparaît sans prix. Yann Moulier Boutang parle alors d’externalités positives. « Dans une  … économie reposant sur le savoir, le potentiel de valeur économique que recèle l’activité est une affaire d’attention, d’intensité, de création, d’innovation[20]. » Rejetant tout déterminisme technique dans lequel les usages sociaux de la technique ne jouent qu’un rôle très secondaire, l’auteur place le travail vivant au cÅ“ur du processus de création de valeur. Cependant, comme le souligne le philosophe Jean Zin, « insister sur le « travail vivant » reste trop général et un peu trop optimiste en escamotant l’infrastructure informatique omniprésente et la domination de la technique qui pénètre tous les interstices de la vie.  … S’il y a donc bien humanisation d’un côté, c’est en contre-partie d’une technicisation. »[21]. Par ailleurs, force est de constater que « ce n’est pas seulement la passion de la connaissance qui anime les accros du numérique mais plus encore la passion de la reconnaissance (et du jeu). Le cognitif n’est ici qu’une partie, certes importante, ce n’est pas le tout »[22].
Des obstacles apparaissent à cette pollinisation. Selon Yann Moulier Boutang, le droit d’auteur, les systèmes de protection des contenus, les formats propriétaires, représentent autant d’éléments qui multiplient les barrières et s’avèrent fortement limitatifs en terme d’innovation, puisque qu’ils restreignent l’accès aux données ainsi que leur réutilisation, et confondent ainsi pollen et pollinisation. Comme l’explique le journaliste Jean-Marc Manach, « on a coutume de dire que quand le Sage montre la Lune, l’idiot regarde le doigt. En l’espère, ce qui est important, ce n’est pas la Lune, ou le brevet qui pourrait la protéger, mais le halo qui l’entoure, la connaissance implicite qu’elle induit plus que la connaissance explicite de ce qu’elle produit »[23]. La valeur de la collecte et de l’organisation intelligente des informations se déplace alors des abeilles pollinisatrices aux producteurs et diffuseurs, maîtres des tuyaux, qui monétisent l’accès ou la circulation des données. Ainsi, « avec le web 2.0, la montée en puissance de l’économie du don, du gratuit et de la contribution, une nouvelle forme de lutte des classes opposerait aujourd’hui ceux qui pollinisent, en partageant leurs connaissances, et ceux qui en tirent un profit financier, et cherchent à contrôler qui a le droit de partager, quoi, où, quand, comment, pourquoi »[24]. Yann Moulier Boutang en appelle alors à privilégier les approches ascendantes (bottom up) et à lever les verrous, afin de permettre et d’encourager le butinage.
Tandis que Yan Moulier Boutang, décrit les contradictions entre l’économie de pollinisation et le système capitaliste, comme une simple instabilité à résoudre, Jean Zin parle pour sa part d’incompatibilité profonde touchant à la base du capitalisme, à savoir les droits de propriété, la production de valeur, le travail salarié. Ainsi, l’avantage décisif de la gratuité sur Internet, supprimant les coûts de transaction et les coûts de production, rend beaucoup plus que problématique la rentabilisation des investissements consentis alors même que la contre-productivité des droits numériques condamne à plus ou moins long terme toute tentative de maintenir l’ancienne logique marchande. Dans cette économie de la pollinisation où la productivité n’est plus individualisable, un nouveau système de production apparaît, qui n’en fini cependant pas avec le capitalisme, mais bouleverse les rapports de production et de distribution.