Laetitia SILVENT
Particulièrement prisé mais à la fois source de grandes polémiques, le concept de ville créative connait depuis plusieurs années un succès retentissant de par le monde. Dans un contexte de mondialisation, de dérégulation étatique, de crise économique, de transition post-industrielle et de chômage élevé, les métropoles sont en quête de nouveaux modèles urbains capables de répondre à leurs attentes. Elles doivent faire face à une concurrence accrue qui les pousse à se réinventer continuellement et à faire preuve de créativité. Les promesses alléchantes de prospérité et d’attractivité du concept de ville créative apparaissent comme des solutions et deviennent dès lors sources de convoitises. Pour attirer les fonds et gagner ou conserver une certaine notoriété, les métropoles se tournent vers les prédicateurs de cette doctrine de ville créative pour renouveler les tissus économiques et urbains. Ceux-ci élaborent des classements, des indices de positionnement et prodiguent des conseils aux élus et leur garantissent le dynamisme de leurs villes. A la hauteur des espoirs qu’il suscite, le concept de ville créative attise également les critiques inhérentes à ses capacités et à ses différentes acceptations. Bien que de nombreux auteurs soulèvent les limites de la démarche jugée confuse (Markusen[1]), non novatrice (Glaeser[2]), affirmant des conclusions prématurées (Shearmur[3]) ou fondées sur une vision simplifiée des mécanismes de croissance (Levine[4]), force est de constater qu’elle suscite un engouement considérable et universel.
Il est ici question de mesurer l’instrumentalisation qui est faite de la culture et d’en comprendre la portée. Que signifie le terme « créatif » pour ces prédicateurs ? Est-il question de culture ? Enfin, si la culture est bien présente, quelle forme peut-elle revêtir et quels enjeux lui sont conférés ?
La ville créative, ses concepts et ses usages
Particulièrement en usage depuis quelques années, le concept de « ville créative » suscite de nombreux débats sur les avantages et les inconvénients qu’il peut engendrer. Le concept de ville créative a notamment été pensé par Charles Landry qui, au cours des années 1980, s’est fait connaitre grâce à son ouvrage The Creative City : A toolkit for urban innovators [5]publié en 2000. L’idée centrale défendue est celle d’une « créativité urbaine ». Toute la difficulté du concept réside dans l’acception du terme « créativité ». Pour lui, les villes détiennent un potentiel de créativité qu’elles se doivent d’optimiser. Il affirme qu’il existe sept groupes de facteurs intervenant dans ce concept : les créatifs, la qualité des dirigeants, la diversité des talents, l’ouverture d’esprit, l’intensité de l’identité locale, la qualité des installations urbaines et les possibilités de mise en réseau. En quelques mots, la ville créative est, selon Charles Landry, un modèle de développement territorial, une sorte de label visant à attirer les investisseurs.
Autre figure emblématique de la réflexion sur les reconversions urbaines contemporaines, Richard Florida[6], géographe et urbaniste de Toronto, est largement considéré comme le « porte-drapeau de l’urbanité sélective »[7]. Il prône une ville qui se réinvente par la sélection de ses habitants. Il étudie en particulier la corrélation entre la performance économique des villes et la présence d’une certaine classe de la population, la « classe créative ». Selon lui, la croissance des villes est dépendante de leur capacité à attirer ceux qu’il nomme les « créatifs » qui sont source d’impulsion pour l’ensemble de l’économie régionale. Pour y parvenir, les villes doivent faire en sorte de favoriser la combinaison de trois domaines contractés sous la forme des 3 T, qui sont la technologie, le talent (Bac+5) et la tolérance (diversité culturelle, communauté homosexuelle et domaine artistique). Ainsi sous ces trois indices, il amalgame de nombreux individus aux profils socio-économiques et professionnels pourtant très variés mais toujours très qualifiés et surtout flexibles. La classe créative rassemblerait environ 30 % de la population active et 70 % du pouvoir d’achat disponible[8]. Selon Richard Florida, les travailleurs de la classe créative sont tout d’abord attirés par les lieux créatifs où se créent, par la suite, les emplois et non l’inverse. Le bouillonnement créatif devient ainsi le moteur de la croissance des villes.
De façon générale, les villes pionnières de ce concept sont principalement celles qui, historiquement, ont subi le plus durement le déclin du secteur industriel, telles que Saint-Etienne ou Lille. Les villes se concentrent alors sur l’implantation d’activités stratégiques qu’elles organisent en grappes ou « clusters[9] » qui peuvent être de deux types : les grappes d’innovations et les grappes d’entreprises. La Silicon Valley[10] en est un parfait exemple. Ces grappes sont considérées comme les vecteurs majeurs du développement et de la compétitivité pour les entreprises et les territoires.
Les vertus de cette économie créative ont très tôt été exprimées au Royaume-Uni où, dès les années 1990, les rapports officiels mentionnaient le terme d’industries créatives. Cette notion se fondait alors principalement sur les nouvelles technologies de communication numérique en plein essor qui ont fait prendre conscience du puissant potentiel d’une production immatérielle. Sous Gordon Brown (Premier ministre de 2007 à 2010), le Département de la culture, des médias et des sports publie en 2008, Creative Britain : new talents for the new economy, une étude stratégique visant à faire du Royaume-Uni « le cœur du monde créatif par l’investissement dans le talent et la créativité comme moteur de la croissance économique[11]». De cette étude ressort une contribution du talent et de la créativité dans l’économie britannique de l’ordre de 7,3%. Dès lors, ces travailleurs qualifiés de « classe créative » par Richard Florida sont présentés comme une solution à la crise économique dans les pays où la main d’œuvre est onéreuse.
Sur le plan européen, la Commission européenne montre également une certaine conviction quant au potentiel de la créativité et de l’innovation. Entré en vigueur en 2009, le Traité de Lisbonne porte à l’agenda ce système de ville créative « comme moteur de croissance économique et comme stratégie de résistance face aux puissances économiques et industrielles émergentes »[12]. Mais si la culture et l’art reviennent fréquemment dans ce modèle économique, quelle place leur est accordée ? Peut-on parler d’échelle d’instrumentalisation de la culture dans ce concept de ville créative ?
Les degrés d’instrumentalisation de la culture
La notion de créativité, telle que décrite précédemment, englobe un très large secteur d’activités professionnelles qui réduit implicitement l’apport culturel à un outil mobilisable si nécessaire. Dans ce concept, la créativité ne peut en aucun cas se restreindre au seul champ culturel et artistique. Si on se réfère à la définition du dictionnaire Trésor de la Langue française (TLF) 2012, la créativité renvoie à la « capacité, pouvoir qu’a un individu de créer, c’est-à-dire d’imaginer et de réaliser quelque chose de nouveau ». Aussi, parmi les nombreuses interprétations du concept de ville créative, le domaine artistique se voit attribuer des rôles bien différents, allant d’une présence très négligeable, voire insignifiante, à une position centrale. Se pose alors la question de l’instrumentalisation[13] qui peut être faite de la culture.
Malgré une forte propension des partisans à évaluer l’aspect artistique comme servant un autre but, des réseaux de villes se sont construits autour de l’acception de la culture comme enjeu central. En 2004, l’Unesco lance le réseau mondial de villes créatives[14] qui, bien que basé sur la notion d’économie créative, met toutefois l’accent sur des domaines artistiques ou culturels et moins sur des domaines technologiques ou financiers. Sur un plan plus national, The Creative City Network of Canada[15] promeut également une approche culturelle du concept. C’est alors une véritable imbrication entre politiques culturelles et stratégies urbaines qui se façonne à travers ce processus de métropolisation.
Mais au-delà de ces organismes de valorisation de la culture comme pivot des villes créatives, d’autres acteurs lui accordent une importance nettement plus utilitaire. La culture et les arts deviennent alors des outils de promotion. Depuis le milieu des années 1980, les acteurs locaux ont développé des stratégies de communication similaires à celles des entreprises afin de répondre aux critères des villes internationales. Le « marketing urbain[16] » est désormais devenu incontournable pour les gouvernements locaux qui font face à une concurrence internationale effrénée. Egalement appelé city branding (« ville-marque ») ou region branding (« territoire-marque[17]»), les villes ou les régions cherchent à se créer une « marque de fabrique », comme à travers les slogans, I amsterdam (Amsterdam) ou Think London (Londres) et des cabinets de conseils ont spécialement développé des stratégies et des outils au service de cette attractivité urbaine. Parmi ces outils apparaît l’ensemble du secteur culturel qui se voit essentiellement prêter ici un rôle de rayonnement international. C’est ce que les cabinets de conseil appellent le marketing culturel-urbain. Il n’est pas inutile de rappeler que pour Richard Florida, l’indice relatif aux pratiques artistiques est considéré comme une sous-catégorie d’un des « 3 T », l’indice Tolérance. Dans un système de boucle, le marketing se met au service de la ville et la culture au service du marketing. Une conception qui séduit de plus en plus les décideurs publics.
En outre de la création d’une image et de symboles, l’instrumentalisation de la culture s’articule également autour d’une notion purement financière. La construction d’une ville créative est un enjeu majeur pour attirer les investissements, encourager la consommation et créer de la richesse in fine. La classe dite créative, aisée et consumériste, est à l’origine du phénomène de gentrification, anglicisme signifiant embourgeoisement, qui symbolise le processus de renouvellement de la population d’un quartier par l’apparition de nouveaux profils socio-économiques issus de couches sociales supérieures. Pour ces classes, dont la reconnaissance sociale se cultive en grande partie par les sorties culturelles, l’accessibilité aux services culturels de qualité ou renommés est primordiale. Outre cet aspect social de la culture, la gentrification entraine une dimension commerciale qui se traduit par le renouveau des commerces de proximité (produits locaux et de qualité) et le regain d’intérêt pour les marchés traditionnels. Ainsi l’économie locale se régénère de façon favorable pour les pouvoirs publics locaux qui voient dans la culture une stratégie de développement urbain. Ainsi, dans le cadre des politiques urbaines, la culture est à proprement parler un outil de valorisation de l’espace.
Indépendamment d’une population propre à un territoire, la culture génère également des retombées économiques grâce au tourisme, ou plus précisément au tourisme culturel. Publiée en 2009, une étude commandée part le ministère de la Culture chiffre l’impact économique du patrimoine en France à environ 21 milliards d’euros[18], soit plus de vingt fois supérieure à la dépense publique selon ce même rapport. Mais désormais, le qualificatif envahissant l’ensemble de l’économie, c’est le tourisme qui devient lui-même créatif. Dès 2006, l’Unesco le définit comme une « expérience engagée et authentique, avec des apprentissages participatifs dans les domaines des arts»[19]. Il est alors question « d’une nouvelle génération de tourisme »[20]. Mais quelles conséquences cette vision de la culture instrumentalisée peut-elle avoir sur les politiques urbaines et culturelles ?
Une course à l’attractivité
Le retour sur investissement promu par les partisans de la ville créative entraine un bouillonnement des métropoles qui veulent toutes aspirer à tirer profit ce levier économique. Souvent perçue comme seule alternative face aux enjeux mondiaux, les villes se tournent vers l’économie de la connaissance et c’est une véritable bataille qu’elles se livrent. À coup d’équipements et d’infrastructures, elles tentent de répondre aux nouvelles normes métropolitaines. Les métropoles s’arment culturellement[21] pour s’offrir des labels prometteurs de renommée et de retombées financières. La course à la Capitale européenne de la culture en est une bonne illustration. Les enjeux économiques sont conséquents pour l’ensemble d’une région. Particulièrement mis sur le devant de la scène par le succès de Lille 2004[22], le titre connaît une convoitise grandissante. Le label de Capitale européenne de la culture permet, en outre, à l’Union européenne de rayonner internationalement.
Mais dans cette course au rayonnement, une renommée culturelle peut elle-même devenir label et s’exploiter en tant que tel. Des noms reconnus dans le monde entier, des logos distinctifs, symbole de qualité et de valorisation, toutes ces qualités attribuables aux grands musées sont aussi les qualités propres d’une marque. Les métropoles rivalisent d’astuces pour rendre leurs musées plus glorieux et incontournables. Cette quête du plus grand projet muséal a désormais un nom, « le syndrome de Bilbao ». Les répercussions internationales du musée Guggenheim ont littéralement inscrit la ville de Bilbao sur la carte. En une dizaine d’années, la ville de Bilbao a connu une évolution spectaculaire. L’architecture grandiose (par l’architecte Frank Gehry[23]) et particulièrement originale, en fait un passage obligé pour nombre de touristes et rapporte 230 millions d’euros[24] chaque année à l’économie régionale. Souvent plus connus pour leur architecture que pour leurs contenus, « ces musées icônes »[25] misent énormément sur leur esthétique, et pour cela, les métropoles ont recours aux plus grands noms dans le métier. En 2010, le MAXXI[26] (ou grand vaisseau blanc) de Rome est conçu par la lauréate anglo-irakienne du prix d’architecture Stirling, Zaha Hadid[27] et le nouveau Centre Pompidou de Metz est imaginé par l’architecte japonais Shigeru Ban[28].
Dans cette logique de marques, les grands noms vont même jusqu’à pratiquer ce qui pourrait s’apparenter au système de franchise ou filiale. L’un des plus importants musées au monde, le Louvre, assis sur une renommée indétrônable, rentabilise son image en exploitant son nom en dehors de la capitale. Prévu pour décembre 2012, Le Louvre-Lens[29] symbolise cet espoir de mise en valeur par association de symboles. Là encore, la construction a donné lieu à un grand concours international que l’agence japonaise SANAA[30], lauréate du prix Pritzker, a remporté. Hors hexagone, la marque Louvre est également convoitée. Comme antenne ou branche de la marque, le paroxysme de cette course à la réputation est la construction d’un Louvre dans les Emirats arabes Unis, le « Louvre des sables ». Débuté en 2010 et prévu pour une ouverture en 2015, le Louvre Abou Dhabi (dont la conception a été confié à l’architecte Jean Nouvel[31]) est conçu comme une composante d’un gigantesque quartier culturel sur l’île de Saadiyat où il côtoiera entre autre le Guggenheim Abou Dhabi[32]. Cet accord se chiffre à environ un milliard d’euros sur trente ans pour le musée du Louvre et pour les autres musées partenaires. L’exploitation d’un symbole muséal offre un bon potentiel de rentabilité. A travers cette pratique les institutions culturelles sont mises à égalité avec les marques commerciales. Mais ces pratiques ne sont pas sans conséquences. La réputation de ces musées, majoritairement liée à la réputation de leur créateur- architecte, est particulièrement vulnérable et sujette à la critique de la « coquille vide »[33] . En effet, la teneur de leurs collections passe souvent à l’arrière-plan. Se pose la question de la fréquentation de ces musées phares dans les prochaines années, surtout face au devenir de l’appréciation esthétique du bâtiment vieillissant. En ce sens, l’accord concernant le Louvre Abou Dhabi lui a d’ailleurs valu le nom de « Las Vegas des sables »[34]. Françoise Cachin, Jean Clair et Roland Recht parlent ainsi de « dérive de l’éthique du travail des musées »[35].
En outre, la marchandisation des musées, et leur transformation en entreprises culturelles, entraînent également la question de la marchandisation des œuvres qui s’y trouvent. Le principe d’inaliénabilité des œuvres d’art acquises par les pouvoirs publics, État ou collectivités territoriales, dont jouissent de nombreux États (dont la France) est particulièrement remis en cause. A travers les principales raisons officiellement avancées en faveur de l’aliénation, comme le nombre d’œuvres délaissées en réserve, du financement des acquisitions ou d’un manque de dynamisme des musées, c’est bien le discours du marché de l’art qui s’exprime dans cette attente. La circulation marchande des œuvres attire les convoitises et entraîne avec elle le risque de transformer les musées en une suite de collections privées au détriment d’une préservation historique d’un patrimoine.
Enfin, sur le plan social, l’effet d’attraction des « classes créatives » et surtout aisées, entraîne la flambée des valeurs foncières et immobilières ainsi que l’accroissement des inégalités sociales. Les écarts de salaires se creusent, l’inflation se généralise, c’est la gentrification. Particulièrement valorisable pour certains, la gentrification signifie également l’expulsion pour d’autres dont les artistes eux-mêmes. Comme dans toutes les villes, c’est alors un cercle vicieux d’expulsions qui se met en place.
Depuis ses prémisses dans les années 1990 en passant par les théorisations des ténors des cabinets de consultants, la ville créative est progressivement devenue un modèle économique plébiscité par les pouvoirs politiques. Face à une désindustrialisation source de crise économique, les villes se tournent vers cette promesse d’eldorado. Cependant, le flou du terme créatif accorde une certaine marge de manœuvre et permet sa transposition dans des secteurs d’activités ou des catégories socio-professionnelles très variés. Parmi les indices de créativité, la culture a ainsi une place particulièrement controversée. Hormis quelques puristes, la culture se voit allouer un rôle très pragmatique au service d’une pensée néolibérale. Cette instrumentalisation s’opère sur deux champs principaux, la culture comme outil de marketing et la culture comme source de revenus. Face à une concurrence internationale, les métropoles utilisent le pouvoir symbolique de la culture pour attirer l’attention et faire de leur nom une marque évocatrice de modernité et de réussite. En outre, c’est bien l’aspect financier qui gouverne cette politique urbaine. Allouer une telle capacité à l’art et à la culture a tout d’abord le mérite de déplacer le débat. La culture cesse d’être en quête perpétuelle de financement pour devenir une source de ressources. La concurrence est en soi un moteur d’innovation et de prise de risque qui peut être bénéfique au secteur. Mais au-delà de cette énergie productive, cette concurrence se traduit par un mercantilisme exacerbé qui envahit l’ensemble du secteur. La marchandisation d’une notoriété patronymique, comme celle des grands musées, est une pratique hasardeuse et notamment en terme qualitatif d’offre culturelle. Enfin, sur un plan social, si aux yeux des élus locaux, cette politique présente l’avantage de vivifier des quartiers en perte de vitesse, c’est une évolution à double vitesse pour la population qui se met alors en place. Les quartiers s’embellissent mais tout un pan de la population en est exclu et même forcé de s’en éloigner. Pour être réellement viable, la ville créative se doit d’intégrer la dimension de diversité culturelle (inclusion sociale, dialogue interculturel, etc.) au sens ethnologique du terme afin de penser une ville plus participative. Mais face au « rouleau compresseur de la gentrification [36]» et à cette course au marketing culturel-urbain, cette volonté reste encore relativement utopique.
Simple indice de positionnement ou outil de marketing déployé comme un étendard, la culture se voit attribuer, en définitive, un rôle avant tout économique. Il est alors légitime de s’inquiéter des transformations intrinsèques de la culture et de la viabilité du concept de ville créative à long terme.