Jérôme BROGGINI
Problématiques
Mythes et réalités constituent l’idée d’Europe de telle sorte qu’il existe de multiples manières d’envisager une idée de l’Europe ou les idées d’Europe. Dans quelles proportions les mythes et les réalités sont-ils à la base de ce concept pluriel ? Le présent travail n’a pas pour vocation de répondre. À peine celui-ci envisagera-t-il quelques éléments de réponse, en précisant l’Europe comme contenu plutôt que de l’esquisser comme un lieu. Ce qui suit tend ainsi à rappeler un ensemble de faits historiquement repérables, desquels découle nécessairement une idée d’Europe distincte de celle proposée par Jean-Baptiste Duroselle dans sa géographie (humaine, intellectuelle, spirituelle…) de l’Europe, ou encore, de François Perroux : « L’Europe est une œuvre qu’aucun espace ne borne ni ne contient. »
Avec pour limite chronologique la création du « nouvel ordre européen » de 1815, où le Congrès de Vienne acte, le 9 juin, la fin de l’Empire napoléonien, l’intention est ici d’analyser l’émergence d’un concept d’Europe avant celle des nationalismes et de l’internationalisme. La place accordée au « romain », composante essentielle d’une idée d’Europe, sera donc importante – ce Romain, cet « ancêtre gênant » auquel l’historiographie française finit par opposer la figure du gaulois comme véritable ancêtre national, lorsque la IIIème République cherche à s’affirmer par rapport au catholicisme. Ce n’est donc pas au sein de l’Europe des nations que va pouvoir se profiler l’idée d’Europe ici décrite, puisque le XIXème siècle, hormis le temps de quelque références littéraires, sera ignoré. De même, l’analyse du XXème siècle est exclue – ce qui peut présenter l’avantage que les références à des périodes comme celle dite « des Lumières » ne sont pas motivées par le fait qu’elles sont « mythiques ». En effet, beaucoup s’évertuent aujourd’hui à citer l’Aufklärung, l’Enlightenment, l’Illuminismo… comme le premier mythe fondateur de l’Europe ; et cela peut sembler suspect : n’est-ce pas plus par praticité (« C’est ici que naît l’idée d’Europe. Inutile de chercher plus en amont… ») que par rigueur intellectuelle ?
La démarche consiste donc en une série de commentaires relatifs à plusieurs textes ou événements fondateurs de la conscience européenne qui, même si elle n’a pas encore abouti à la construction d’une Europe unie, n’en a pas moins émergé au cours des siècles. Conscient que « l’Histoire ne nous offre que des échos lointains et forcément inappropriés de ce que nous devons inventer », le but de ce travail peut énoncer ainsi : arriver à une autre conclusion que « l’idée d’Europe est insaisissable comme Dieu, la circonférence est partout et le centre nulle part. »
Enfin, il convient de préciser d’emblée que la réflexion sur une idée d’Europe constituée davantage de réalités que de mythes – ou l’inverse – n’est qu’une (première) partie à un travail ultérieur dont l’objet sera lui, de rapprocher les pratiques culturelles des Européens d’avec la prise de conscience de leur(s) identité(s) européenne(s) ou d’avec leur commune (?) affirmation identitaire. Aussi le choix d’ignorer plusieurs angles de recherche peut-il se justifier par le cadre dans lequel s’inscrit ce travail – lequel cadre oblige d’appréhender l’Europe comme une réalité (éventuellement perturbée par des mythes) et non comme un mythe nécessaire pour former une réalité en construction.
De façon à ne pas enchaîner les rappels historiques de façon primaire ou seulement chronologique, avant l’analyse » spectrale » d’une conception de l’Europe jusqu’au XIXème siècle, il importe d’abord d’établir les trois sources qui sont à l’origine de toutes les idées d’Europe. *
Aux origines du concept d’Europe
Il est difficile de détailler les trois sources identitaires de l’Europe de manière plus pertinente que l’a fait Paul Valéry lors d’une conférence à l’Université de Zurich (1922). Dans son discours prononcé au lendemain de la Grande Guerre, il s’inquiète et s’interroge sur une Europe profondément affectée par une » crise de l’esprit « . L’ordre chronologique des influences n’est certes pas respecté mais il n’empêche qu’à sa manière de dire que » toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne « , il peut sembler ici maladroit de vouloir en rajouter.
Des Europaioi
S’il est possible d’envisager l’identité européenne dans son ensemble, il faut commencer par se poser deux questions : que les Européens possèdent-ils en propre ? Et qu’est-ce que seule l’Europe a voulu ?
Il semble que le christianisme ait formé la culture européenne, au sens qu’il a structuré le rapport européen à son héritage culturel à l’image de l’attitude du monde chrétien envers le passé. Pour rappel, la chrétienté est fondée sur le plan religieux dans une secondarité vis-à-vis de l’Ancienne Alliance. De même, les Romains admettront très vite leur rapport d’infériorité par rapport aux Grecs, dont ils assimileront la culture du logos.
Eschyle dans Les Perses : « Les Grecs se régissent eux-mêmes et n’obéissent qu’à la loi tandis que les peuples asiatiques sont soumis à l’arbitraire d’un homme. ». Horace dans ses Épîtres : « La Grèce captive captiva son farouche vainqueur et introduisit les arts dans le rustre Latium. »
Aux origines de l’Europe, il faut donc rappeler le concept politique (grec) envisagé pour la première fois en 480 av. J.-C., lors de la bataille de Salamine, » quand l’Asie menace (par les Perses( l’Occident, Europaioi désign(ant alors( une entité d’hommes, les Européens qui résistent, les Grecs « *.
Plus tard, en 759, le mot « Europenses » apparaît sous la plume d’un auteur mozarabe, sans doute Isidor le jeune. Les « Europenses » sont alors les Francs de Charles Martel, ceux-là même qui résistent à l’offensive de l’Islam à l’Ouest de l’Europe entre Tours et Poitiers.
Avant de poursuivre la lecture de l’histoire européenne, il peut être salubre de reprendre celle des Note(s)* introduites plus haut, quitte à le faire de manière incomplète. Paul Valéry considère ainsi comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l’histoire trois influences :
– »La première est celle de Rome (…) modèle éternel de la puissance organisée et stable ». Sans se pencher davantage sur les raisons de ce grand triomphe, il est fait indéniable que le pouvoir romain ait marqué durablement nombre de « races et de générations » – « ce pouvoir superstitieux et raisonné, ce pouvoir curieusement imprégné d’esprit juridique, d’esprit militaire, d’esprit religieux, d’esprit formaliste, qui a le premier imposé aux peuples conquis les bienfaits de la tolérance et de la bonne administration » ; et ces peuples qui ont « reconnu la majesté des institutions et des lois (…) l’appareil et la dignité de la magistrature. »
– »Vint ensuite le christianisme (…) qui vise et atteint progressivement le profond de la conscience. » Confer infra.
–Et enfin, accomplis ne sont les Européens que lorsqu’ils peuvent se prévaloir des vertus qui les distinguent « le plus profondément du reste de l’humanité, et qui leur viennent de la Grèce. » Valéry établit qu’à la Grèce, Nous devons la discipline de l’Esprit, l’exemple extraordinaire de la perfection dans tous les ordres (…) une méthode de penser qui tend à rapporter toutes choses à l’homme, à l’homme complet ; (en clair) le meilleur de notre intelligence, la finesse, la solidité de notre savoir, la netteté, la pureté et la distinction de nos arts et de notre littérature. (…) L’homme se devient à soi-même le système de références auquel toutes choses doivent enfin pouvoir s’appliquer.*
Au XIIe siècle, lorsque L’Europe sera celle des universités, des arts et des lettres, le désir d’indépendance vis-à-vis des monastères et autres églises épiscopales qu’éprouvera un nombre croissant d’étudiants sera à l’origine de la création des premières universités. L’enseignement (avalisé des Papes, qui leur confient le » droit d’enseigner partout » ou licencia ubique docendi et) dispensé au sein de ces universitas revêt un véritable caractère » européen « . À Bologne (1158), Paris (1208) ou Oxford (1219), les cours (lectio) sont donc donnés en latin (par des enseignants et) à des étudiants résolument mobiles sur tout le continent.* Quelles que soient les facultés (Arts, Droit canon, Médecine, Théologie, en général) où l’on étudie alors, l’enseignement était similaire, la culture est la même, au sens où l’entend donc P. Valéry, pétrie de culture grecque et romaine et imprégnée de valeurs chrétiennes.
La présente étude étant motivée par une volonté de relire l’histoire – sans aller jusqu’à une pratique d’un historicisme malséant –, il serait maladroit de se permettre de trop larges ellipses. Aussi la publication de l’édit de Milan (313), résultat de la conversion de Constantin au christianisme, sera-t-il ici le deuxième événement qui étaiera l’une des trois sources fondamentales de l’Europe. (Werner) : » En Europe, la même culture de base, dérivée de Rome et du christianisme, a engendré la diversité que nous connaissons qui est devenue la manière d’être européenne. » C’est ainsi que se développe plus tard la civilisation mérovingienne qui, ayant parfaitement assimilé une partie de l’héritage chrétien, a conservé certaines traditions propres, caractéristiques du » regnum francorum » .
Dans des termes assez similaires, Rémi Brague définit qu’ »être romain, c’est avoir en amont de soi un classicisme à imiter et en aval de soi une barbarie à soumettre ». Aux deux éléments, irréductibles l’un à l’autre, aux.quels se ramène la culture européenne, à savoir la tradition juive (puis chrétienne) d’une part, la tradition du paganisme antique d’autre part, il faut donc ajouter les idées romaines dont la force a été « de constituer aussi un concept puissant de civilisation où l’humanisme d’une culture raffinée faisait face aux Barbares qui en étaient exclus »
Fort à propos, Krysztof Pomian prend, dans L’Europe et ses nations, l’exemple du retour à la littérature ancienne qui « réactualise la tension entre le pôle sacré et le pôle profane de la culture, c’est-à-dire entre la tradition chrétienne scripturale et patristique et la tradition initialement païenne rhétorique et philosophique. » Léo Strauss analysera plus tard la tension vive qui a existé entre ces deux éléments : Athènes ou Jérusalem, la religion et la beauté ou la religion et l’obéissance, l’esthétique ou l’éthique, la raison ou la foi.
Des Latins
Ainsi, deux accords fondamentaux peuvent être remis au goût du jour : le Serment de Strasbourg et le Traité de Verdun. À l’époque de l’ » Europa « , le monde carolingien dont Charlemagne est le » Pater « , regroupe sous un même sceptre la Gaule, une portion de la Germanie et du Nord de l’Italie (Venise mise à part). Au sein de cet espace se trouvent donc les peuples qui formeront le noyau politique de la Communauté européenne. Prononcée par le roi de Bavière (dit le Germanique) et Charles le Chauve, en février 842 à Strasbourg (future capitale européenne) et en deux langues, la lingua romana (vieux français) et la lingua theodisca (ancien haut allemand), l’alliance entre les deux fils de Louis le Pieux est un événement éminemment politique.
Bien que les successeurs de Charlemagne ne préservent l’unité de l’ensemble qui forme la chrétienté latine, le grand mouvement appelé » la renaissance carolingienne » permet la survie d’une aire culturelle et religieuse, » l’espace latin « . Certes à Verdun, » l’imperium francorum » se fragmente, mais les trois regna hérités de Charlemagne restent liés par l’appartenance de leurs maîtres à la même famille. En effet, rien que le bilinguisme des serments est la preuve qu’un phénomène intellectuel de tout premier plan s’initie alors : » la découverte par les deux nations en devenir de leurs deux identités linguistiques, premier signe de l’Europe future qui sera l’Europe des nations « .* Si le Traité signé en août 843 devait permettre plus tard l’émergence des nations modernes avec leur identité propre, la redécouverte de l’art ancien à laquelle on assiste au VIIIème et IXème siècles est l’occasion d’une réflexion sur les sources de la culture.
Le partage de l’Europe en trois parties met fin à son unité politique – la période féodale se caractérisant par un repliement et la difficulté des échanges. Cependant, contre le puissant facteur d’homogénéité qu’est alors le partage d’une même foi, les différents rois, malgré toute leur indisposition à s’inféoder aux uns ou aux autres, ne peuvent s’élever. Au demeurant, le vocable » Europa » est moins usité que le mot » christianitas » qui s’impose pour désigner les espaces où règne la chrétienté latine.
Des Chrétiens
Si les effets de la christianisation sont incontestables en Orient comme en Occident, l’idée d’Europe semble avoir pris forme du côté de ceux qui se sont levés devant les assauts de l’Islam. À cette époque, il est question d’une » Europa christiana « .
Certes, la chrétienté, en faisant face aux terribles défis du Haut Moyen Âge jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, n’a pu garder son homogénéité. Au sein même de la » respublica christiana « , apparaît en une fracture entre deux sensibilités religieuses, deux regards sur le message évangélique, deux conceptions théologiques. Celle-ci aboutit à la fin du XIème siècle au dessin d’une ligne imaginaire pour certains, d’une véritable » frontière » pour d’autres, qui sépare les deux chrétientés depuis lors, ouvertement ennemies.
Il n’empêche que dans les sociétés concernées, qu’elles soient catholiques ou orthodoxes, la vie des individus obéit à un nouveau cadre spatial et temporel, à un nouveau système relationnel, et partant, à de nouveaux circuits d’échange. K. Pomian l’énonce ainsi :
» La conversion au christianisme équivalait donc à un renouvellement global des cadres de l’existence humaine qui transformait en l’espace de quelques décennies la vie quotidienne, la société, la politique et l’organisation même de l’économie. « *
Plus tard, l’Europe des Croisades ne verra pas les deux groupes de chrétiens s’unir mais au contraire, parachèvera la querelle entre la Chrétienté latine et la Chrétienté grecque. En 1071, la défaite de l’Empire byzantin face aux Turcs musulmans est l’occasion pour le monde chrétien de faire bataille côte à côte. Dès 1095, l’ambition et le génie d’Urbain II sont tels que la Première croisade voit l’Occident venir en aide au monde byzantin.
Cependant, si cette mobilisation des énergies au profit de la lutte contre les » Infidèles » a marqué un moment de la conscience européenne (permettant notamment à beaucoup de croisés de découvrir l’Orient), les nombreux échecs et erreurs commis empêchent toute unification de l’espace européen.
L’Europe a un rapport spécifique à la culture. Cette culture, l’Européen va devoir se l’approprier en se détournant, et de ce qui est antérieur, et de ce qui lui est étranger. Cet effort d’appropriation ayant été réalisé en parallèle de sanglantes conquêtes et guerres, il est difficile pour les Européens de parler de » leur » culture puisqu’elle n’est rien d’autre que le chemin indéfiniment à parcourir qui mène à une source étrangère.
Si toute culture s’acquiert dès la petite enfance, elle n’est jamais innée pour autant. Héritière de celle qui l’a précédée, toute culture est terre d’immigration. Or, l’Europe a cette particularité d’être » immigrée à elle-même « , d’où le caractère secondaire de sa culture. Puisque celle-ci résulte d’un effort pour remonter vers un passé qui n’a jamais été celui de l’Europe, vers une source qui n’a jamais été la sienne, le déplacement de l’identité culturelle européenne laisse envisager l’idée d’une identité décentrée, » excentrique « .
Encore une fois, le » particularisme gaulois « , jadis encensé comme on l’a vu dans l’introduction, n’a pas empêché l’appartenance à l’Empire, ni impliqué l’abandon de la dignité du citoyen romain. Dès le départ, Rome a été » quelque chose d’artificiel, de violent, rien d’originel » (etwas Gemachtes, Gewaltsames, nichts Ursprüngliches) dénonce l’allemand Hegel – pour qui l’expérience romaine n’est que l’arrachement par rapport à une origine. Pourtant, aujourd’hui éloignée de tous les grands phares (capitales ?) du monde, l’Europe a renversé son excentricité au fil de l’histoire par un eurocentrisme hérité du regard des autres.
L’analyse du succès européen de Marlon Brando au cinéma faite par Roland Barthes éclaire-t-elle ce choix qu’a finalement fait l’Europe ? Comme pour satisfaire les exigences d’un énoncé proposant l’étude des mythes, il est plaisant de s’accorder un bref aparté et de se rappeler la lecture des Mythologies où R. Barthes expliquait que » les Romains sont romains par le plus lisible des signes, le cheveu sur le front (et qu’ils suent( comme tout le monde qui débat quelque chose en lui-même « . Si le succès de l’acteur est (entre autres choses) dû à son physique qui le rapproche du romain, ce signe naturel qu’est la mèche sur son front rendant le monde (européen) plus clair, cette ascendance romaine voulue prouve que l’Europe a fait le choix de sa latinité.
Des » renaissances « . Vers une conscience européenne ?
Sont-ce ces messieurs les lettrés des XVème et XVIème siècles, dits les » Humanistes « , aussi bien familiers des Anciens que résolument tournés vers l’avenir, qui ont garanti l’homogénéité culturelle, mentale des Européens et assuré la continuité entre l’élan de la Renaissance et la grande effervescence du XVIIIème ?
L’objectif de cette seconde partie est moins la recherche d’une réponse définitive à cette question que l’ambition de rapprocher l’idée de » renaissance » à celle d’Europe. Avant cela, vont être rappelés quelques événements qui ont rythmé l’Europe des » Humanistes « , puis des » réformes « , et précédé une première crise de la conscience européenne.
Les prémices de la Renaissance
Il faut bien noter que la précédente question est relativement ambiguë et ce, pour plusieurs raisons. La première est d’ordre sémantique, puisque jusqu’en 1993, rares sont ceux qui s’avancent sur une définition concise du mot » humanisme » .
Fernand Braudel finit par le définir comme un » élan, démarche batailleuse vers une émancipation progressive de l’homme, attention constante aux possibilités pour l’homme d’améliorer ou de modifier son destin « .*
Ensuite, l’humanisme ne peut se circonscrire dans l’espace méridional européen – tant les frontières culturelles de l’Europe sont alors larges, englobant l’Occident tout entier. Le dernier point est que, s’il a bien exaltation de l’homme (en relation avec une littérature antique païenne), il y a surtout un autre regard sur le monde imposé par les grands événements qui vont bouleverser les destinées de l’Europe dans la deuxième moitié du XVème siècle.
Humanisme(s) ?
Dans une perspective d’opposer » humanisme musulman » à » humanisme européen « , R. Brague envisage quatre sens à ce mot qui, pour le coup est loin d’être univoque :
- au sens anglais (moderne), humanist est » la tentative pour créer un monde fondé sur la seule considération de l’homme et la mise hors-circuit de Dieu
- [ou alors, l'on peut entendre " humanisme " par] l’amour des belles-lettres (…)
- la valorisation de l’homme, placé au sommet de la nature ou de la création (…)
- [ou enfin, cette] tentative pour accorder à l’homme, vis-à-vis de ce qui n’est pas lui, un statut de partenaire autonome, une dignité qui lui permet d’entrer dans un rapport libre avec ses autres ».
Peut-être que l’histoire intellectuelle de l’Europe correspond-elle à une suite continue de » renaissances » dont le schéma serait hérité de Pétrarque, puis repris par l’idéologie des » Lumières « . F. Braudel rappelle en effet que :
» Avignon aura sans doute lancé l’humanisme et avec lui déjà la Renaissance « . Avignon, domicile des Papes, animé par le retour de Pétrarque, est » la ville la plus européenne, la plus luxueuse d’Occident « . Plus tard, » la Renaissance en sa plénitude installera (…) son hégémonie culturelle » à Florence.
» Renaissance carolingienne « , renaissance du XIIème siècle, renaissances italiennes… rien n’empêche de remonter jusqu’au cycle allemand de l’hellénisme (avec Winckelmann, le classicisme de Weimar, le romantisme d’Iéna), voire Nietzsche :
» De jour en jour nous devenons plus grecs, d’abord, comme de bien entendu, dans nos concepts et nos évaluations, comme des fantômes qui joueraient aux Grecs : mais un jour, espérons-le, aussi avec nos corps ! « .
Léo Strauss ne s’est-il pas pris à rêver d’une nouvelle Renaissance fondée sur l’idée de droit naturel, » un troisième humanisme ou une troisième renaissance après celles de l’Italie et d’Allemagne, mais qui cette fois ne serait inspirée ni par la beauté visible des statues, des peintures et des constructions des Grecs, ni par la grandeur de leur poésie, mais par la vérité de leur philosophie » ?
Les Européens semblent donc avoir fait le pari culturel que les textes anciens ne constituent pas tant des modèles à suivre que des sources auxquelles ils peuvent à tout moment revenir. Après tout, qu’est-ce qu’une » renaissance « , sinon la contestation par une lecture nouvelle d’une lecture ancienne d’un même corpus de textes ?
À partir de là, il est possible de préciser l’idée de » secondarité culturelle » en la présentant comme un double mouvement qui consiste tantôt à un effort constant pour remonter en amont, vers la source classique, tantôt en une expansion vers un domaine » barbare » à assimiler, intégrer : les peuples germaniques, slaves ou scandinaves et bientôt, les peuples du reste au monde.L’exemple, vu plus haut, que donne Rémi Brague des Romains est éloquent : ces « gens aux idées et cheveux courts, un peuple de ruraux, de rustres, de soldats voire de soudards » mais qui, seuls, peuvent se prévaloir d’être les « heureux héritiers qui ont (…) fait fructifier l’héritage de l’Antiquité (…) qui ont transporté le pollen préexistant celui accumulé par les peuples hellénique et israélite jusqu’au sol fertile qui était prêt à le recevoir. »
Les découvertes scientifiques qui donnent à voir un nouveau monde
Sans parler des théories relativistes inspirées par les contacts outre-mer – certains analystes Européens ayant alors réfléchi sur leur propre culture, les progrès scientifiques (en géographie, en astronomie, en physique…) remettent en cause fondamentalement les idées reçues.
Certes, il faut attendre plus d’un siècle après que les Portugais aient découvert la Sierra Leone pour que l’on prenne conscience de la dimension de cette découverte ; mais Montaigne dressera finalement le constat que » notre monde vient d’en trouver un autre… » (Des coches, 1588).
Ce sont donc les découvertes scientifiques qui ont accéléré l’évolution des idées et même de l’ensemble du continent qui s’urbanise, se rééquilibre, génère une économie mondiale – dans laquelle l’Etat s’investit davantage, en vertu de principes politiques inédits et qui ne tarderont pas à s’opposer.
S’il faut un exemple pour étayer le rapide changement du » cours européen des choses « , Marc Lienhard rappelle que l’invention de l’imprimerie a aidé la large diffusion des thèses de Martin Luther. Même si celles-ci ont eu un retentissement divers selon les lieux,
» l’action de Luther a certainement contribué à libérer l’Etat et ses institutions de l’emprise de l’Eglise (…) mais l’émancipation de l’Etat et de la raison d’Etat alla assurément plus loin que Luther ne l’avait voulu « *
Estimant que la théologie scolastique ne parle pas adéquatement de Dieu, du Christ et de l’homme, Luther a finalement valorisé le » libre examen » et la foi personnelle, a introduit l’idée de tolérance et ouvert les portes au pluralisme religieux.
Du XVIème au XVIIIème siècle, la Réforme, ce vaste courant qui irrigue l’Europe, englobant tous les courants religieux issus du catholicisme qui se séparent de Rome, est un mouvement multiforme. Or, du calvinisme, de la Réforme anglicane, du principe » cujus regio, cujus religio » des princes luthériens de Germanie et même de la Contre-Réforme, de toutes ces sensibilités religieuses diverses, ne ressort-il pas quelques traits communs de la conscience européenne ? Il paraît tout à fait probable qu’il existe une forte homogénéité dans ces mouvements. Si l’identité européenne contemporaine n’est pas encore esquissée, les débats d’idées qui ont cours à ces périodes finissent bon an mal an par dessiner les traits de la modernité Paul Hazard est d’ailleurs d’avis » qu’à peu près toutes les attitudes mentales dont l’ensemble aboutira à la Révolution française ont été reprises avant la fin du règne de Louis XIV « , et choisit entre autres » le pacte social, la délégation du pouvoir, le droit de révolte des sujets contre le prince « .* Les années allant de la fin du XVIIème aux premières décennies du XVIIIème siècle, constitueraient la véritable période charnière où le débat d’idées sur la conscience européenne (contemporaine) a été beaucoup plus engagé que lors » des Lumières « .
Profil d’une Europe contemporaine
Avant de mentionner l’émergence de nouveaux principes politiques, il faut apprécier le contexte géopolitique, la » dilatation de l’espace européen » en tant que toile de fond, à l’origine duquel sont de nombreux événements historiques. Pierre Chaunu, dans La civilisation de l’Europe des Lumières, voit comme conséquence de ces importantes mutations une » Méditerranée basculée vers le Nord « .
La croissance de l’espace européen modifie l’imaginaire des Européens, lesquels ne voyagent plus en seule direction de la France, de l’Italie ou de l’Espagne. Le prélude à la révolution industrielle en Angleterre n’inspire-t-il pas des observateurs pour qui les succès obtenus sur les Turcs sont un tournant prometteur ? Ce dernier aura à coeur de s’interroger sur l’avenir de l’Europe Voltaire (Essai sur les moeurs, 1756). Avant lui, le malaise grandissant, un renouvellement de la pensée politique est amorcé (hors des frontières, pour ce qui est de l’élite française) et des principes essentiels sont établis.
À mesure que l’Europe s’organise, l’Etat y joue un grand rôle selon les deux modèles politiques certes distincts, mais qui, malgré les contestations, dominent l’histoire politique au XVIIIème siècle : la » monarchie tempérée anglaise » et la » monarchie administrative à la française « . Ainsi, les textes de Spinoza (ses deux traités de 1670-167), de Locke (Essai sur l’entendement, 1671), avec ceux du luthérien Leibnitz (1646-1716), constitueront le corpus sur lequel s’appuieront Montesquieu, Rousseau et Diderot.
Lorsque ces réflexions politiques n’aboutissent pas à la révolution (comme en France), un autre mouvement voit le jour au centre et à l’Est du continent. Si le » despotisme éclairé » (ne) permet (qu’)à certaines régions de rattraper leur retard économique (telle la Prusse de Frédéric II où le servage est alors aboli), il n’empêche que cette pensée (des Lumières, donc) irrigue l’Europe de la seconde moitié du XVIIIème siècle et accélère la grande crise de la conscience amorcée sous Louis XIV. Et Paul Hazard de conclure :
» Si on appelle nouveauté une certaine façon de poser les problèmes, un certain accent, une certaine vibration, une certaine volonté de regarder l’avenir plutôt que le passé (…) un changement dont les conséquences sont venues jusqu’à notre présente époque s’est opéré dans les années où des génies qui se nomment Spinoza, Bayle, Locke, Newton, Bossuet, Fénelon, à ne rappeler que les plus grands, ont procédé à un examen de conscience total, afin de dégager nouvellement les vérités qui dominent la vie. « *
L’histoire de la culture européenne est une continuité ; une continuité au cours de laquelle s’opère un perpétuel mouvement de va-et-vient des connaissances. C’est donc l’histoire » longue » préconisée par François Brodel qui est le seul moyen pour montrer comment les peuples appréhendent et définissent leur(s) culture(s) et identité(s). Puisse le présent d’une partie de l’histoire de l’Europe ne pas avoir seulement consisté à retracer l’histoire » courte « , c’est-à-dire celle des guerres.
Ainsi, l’exposé s’arrête, avant le XIXème siècle. De l’ère de la Renaissance à celle des Lumières, des projets ont pu être ébauchés en vue de prévenir l’Europe d’une quelconque invasion mais surtout des multiples risques de divisions intestines susceptibles de l’anéantir. La grande crise de la conscience européenne a facilité l’émergence d’intuitions mais la fédération des peuples n’étant envisageable qu’avec leur assentiment, l’ensemble des initiatives resteront vaines.
Avant de conclure, il est intéressant de reprendre encore quelque des textes fondateurs, comptant parmi les plus anciens. Du Tractatus pour l’Europe : l’Universitas de 1464 (Georges Podiebrad) ou du Projet politique du duc de Sully ministre du roi (Maximilien de Béthune, 1788), il ressort les idées d’une » communauté européenne » » de puissances qui n’eussent rien à envier les unes des autres du côté de l’égalité ni à craindre du côté de l’équilibre » ; d’une » confédération » européenne, formule que l’on retrouve plus tard dans les projets plus connus de » paix perpétuelle « .
Dans divers cercles d’idées du XVIIIème , la réflexion sur le maintien de la paix s’est en effet développé en Europe : du Present and future peace of Europe (William Penn, 1693) jusqu’au Jugement sur la paix perpétuelle (Jean-Jacques Rousseau, 1782) ou au Pour la paix perpétuelle (Emmanuel Kant, 1795), en passant par le(s) Projet(s) pour rendre la paix perpétuelle en Europe (Charles-Irénée de Saint Pierre, 1713 et 1717), les penseurs ultérieurs ont (eu) la possibilité de s’en inspirer. Kant explique notamment que sa » confédération générale des Etats européens » ne doit comprendre que » des régimes (…) républicains car en République, le consentement des citoyens est requis pour faire la guerre. »
Conclusion
Si le mot » Europe » est très ancien, sa signification est restée longtemps fort vague, nul véritable sens culturel ou politique ne lui ayant été attaché. L’idée européenne émerge à partir du haut Moyen Âge, durant lequel la chrétienté contient une unité civilisationnelle. Même si le mouvement » des Lumières » a vu jouir l’Europe d’un éclat tout particulier, il faut encore aujourd’hui remonter parfois jusqu’à Erasme pour louer » l’intégrité européenne » d’un concitoyen. Ainsi, Vaclac Havel écrivait en 1986 que l’auteur de L’éloge de la folie » souffrait, plus que la plupart de ses contemporains du schisme qui menaçait l’Europe et a tenté, en vain, de maintenir et de préserver son unité de l’Esprit, sa conscience et sa tradition. « *
Il est vain de soutenir que l’histoire de l’Europe est celle des affrontements permanents, tandis que l’idée de l’Europe est au contraire l’utopie d’une paix perpétuelle, d’une communauté de culture et d’intérêts. De toute façon, dans le rapport au passé, l’important est de dissocier la question de la priorité et celle de l’influence. La singularité de la recherche des identités culturelles européennes semble en effet se situer moins » à la source » même que dans la lecture à rebours de l’histoire, effectuée comme une recherche de ses ancêtres par qui s’en croit le descendant. Au risque que cette recherche au travers des cultures précédentes et étrangères soit une sorte de processus d’ » adoption inverse « .
Si Rome est encore perçue comme le lieu culturel en Europe, jadis patrie des hommes de la Renaissance qui sont venus s’y interroger et s’y ressourcer, c’est bien la preuve qu’il existe (depuis longtemps) une « modeste » diversité européenne qu’il convient de ne pas banaliser, pour mieux en faire ressortir les nombreuses et infimes nuances. Relever une série de cultures qui ont des points communs du VIIème au XVème siècles est une démarche à suivre comme exemple, afin d’énoncer clairement aujourd’hui les composantes de l’idée d’Europe à même d’être partagées par près de 400 millions concitoyens. Ne lit-on pas dans la culture de la chevalerie l’émergence d’une liberté, la prise en compte croissante de la solidarité des groupes sociaux et de l’interdépendance des communautés nationales, la référence à des valeurs communément admises au Moyen Âge, ainsi qu’une certaine intolérance face à des cultures radicalement différentes ? Ou dans la culture cléricale, « une influence sur les arts plastiques d’abord dans la France du Nord et en Bourgogne d’où les formes nouvelles atteindront le reste de l’Europe. », après que ladite culture, ait renouvelé ses sources et se soit ouverte plus largement aux laïcs
Les Européens se définissent encore aujourd’hui au travers d’un rapport historique au passé. Cette historicisation du passé veut que l’on conserve le passé pour la simple et unique raison qu’il est passé, et donc » intéressant « . Cela ne s’apparenterait-il pas à une révolution qui caractérise fondamentalement la modernité européenne ? Le phénomène des écomusées tend à prouver que la muséologie ne concerne plus seulement les chefs d’oeuvres de l’art (au sens large) qu’il sied de conserver, mais s’étend progressivement vers une muséalisation de tout (le passé, comme le présent).
À cela, il faut ajouter l’attitude esthétique des Européens : un texte » classique « , inépuisable par ailleurs quant à son sens, à ce qu’il révèle, est apprécié parce qu’il est beau. L’ambition de poursuivre la présente étude par l’analyse des initiatives culturelles prises en Europe (les phénomènes des friches, des festivals, par exemple) est donc de rapprocher ces pratiques européennes et les bases d’une conscience identitaire homogène.