Charlotte BOHL
Culture, mémoire et identité collective dans l’espace transfrontalier Grande Région
« Le présent est indéfini, le passé n’a de réalité qu’en tant que souvenir présent, le futur n’a de réalité qu’en tant qu’espoir présent. » Jorge Luis Borges, Fictions
L’intégration européenne, née de la volonté d’établir la paix en Europe à entièrement remis en question la signification de la notion de frontière. Du statut de muraille de protection, délimitant un territoire et une communauté nationale partageant les mêmes valeurs, la frontière est devenue un espace que l’Union européenne à 27 tente de placer au cœur du processus d’intégration et de cohésion.
L’espace transfrontalier, laboratoire de l’intégration européenne ?
Ces espaces, lieux de passages, de rencontres entre cultures, zones de transitions et traits d’union entre les peuples cristallisent en effet beaucoup des défis de l’Europe aujourd’hui. Les politiques publiques se sont aujourd’hui largement saisies de la thématique transfrontalière. Nous nous pencherons ici sur un événement phare de l’intégration européenne, qui interroge les incitations transfrontalières et transnationales de l’Union européenne et leurs inscriptions dans une dynamique sociopolitique territoriale spécifique : l’année culturelle « Luxembourg et Grande Région, Capitale européenne de la culture. »
Observer la Grande Région, Eurorégion composée du Grand Duché de Luxembourg, des communautés francophones et germanophones de Belgique, de la Lorraine, de la Rhénanie-Palatinat et de la Sarre revient à observer l’Europe avec un microscope. Ce territoire de 65.400 km2 qui compte 11,3 millions d’habitants, parlant 3 langues différentes, issus de quatre pays et donc de quatre cultures et pratiques administratives différentes, comporte en effet certains points communs avec ce que l’on peut observer à l’échelle de l’Union.
Eurorégion probablement la plus avancée en termes de coopération transfrontalière et intergouvernementale, la Grande Région reste cependant une entité principalement économique, peu identifiable par les habitants, pour qui les identités nationales ou régionales prévalent. Elle se caractérise par des flux importants de travailleurs et de consommateurs transfrontaliers, mais reste un mythe abstrait qui n’existe que dans les imaginations de quelques politiciens[1].
Fort de ce constat, et dans une volonté partagée des acteurs politiques de la Grande région de palier à ce déficit d’image, le premier Ministre Luxembourgeois Jean-Claude Juncker propose en 2000 un dossier de candidature Capitale européenne de la culture, basé sur un concept novateur : associer autour de cet événement européen la Ville de Luxembourg et l’ensemble de la Grande région.
Au cœur du projet, la volonté de faire de cette région le « Laboratoire de l’Europe»[2] : «s’attacher à y créer un sentiment d’appartenance et une identité commune tout en essayant de changer l’image du territoire, perçu comme sinistré et peu attractif.»[3] Ces propos, expressions et témoins de la manière dont les élites gouvernantes se sont saisies de la thématique transfrontalière dans le cadre de ce projet, soulèvent bon nombres de questions. Peut-on s’attacher à créer un sentiment d’appartenance à un territoire, une identité culturelle commune, que cela soit à l’échelle d’un micro territoire comme la Grande Région, ou à l’échelle de l’Union européenne ? Peut-on donner un contenu symbolique à cet espace par ce type d’intervention culturelle ?
La Grande Région et la culture : mariage forcé ?
L’année culturelle a été ouvertement considérée comme l’opportunité de renforcer la construction d’un espace économique et s’est construite sur des bases qui témoignent de la nécessité pour les acteurs politiques d’accompagner, sur le terrain et dans les mentalités des citoyens, le processus de réorganisation de l’espace économique européen. Il est indéniable que le contexte de globalisation, de crise de l’Etat-nation traditionnel, de déclin des économies nationales oblige aujourd’hui les Eurorégions et l’Union européenne à tirer leur épingle du jeu en tant que structures destinées à répondre aux défis de l’économie-monde. Néanmoins ces ambitions locales et supranationales se trouvent confrontées à un problème de taille : l’absence d’identité collective, d’attachement à un territoire commun, et de valeurs solidaires. La variable culturelle joue un rôle accélérateur explicite dans le développement économique : l’aire culturelle définissant indirectement une aire de coopération.
Ce qui nous intéresse ici n’est pas de dénoncer ce processus dans lequel l’identité peut être prétexte à une défense d’intérêts économiques, en créant de toutes pièces une « solidarité des ambitions » en tentant ainsi d’influencer le positionnement géopolitique d’une région. Il est clair qu’il s’inscrit dans le prolongement d’un processus d’unification toujours plus économique aux dépens d’une volonté de création d’un projet politique.
Nous nous attacherons ici à déterminer, à travers l’exemple du projet « Luxembourg 2007 », quels sont les outils qui sont mobilisés pour tenter de donner un contenu symbolique à cet espace transfrontalier et donc de créer une identité qui ne peut être ni locale, ni nationale mais transnationale et transrégionale et qui porte, en ce sens, de grandes similitudes avec la question de l’identité européenne.
Le temps et les mémoires collectives
«Il faudrait essayer de créer un sentiment d’appartenance à partir de cette histoire que nous partageons. La sélection de thèmes historiques spécifiques, attribués à chaque région partenaire, sera un très bon moyen de faire connaître ce passé que nous avons en commun»[4]. Ces propos, tenus en 2004 par Thibaut Willemin, vice-président du Conseil régional de Lorraine et responsable de la coordination régionale du projet « Luxembourg 2007 » en Lorraine illustre de quoi s’est nourri le concept flou de « sentiment d’appartenance ».
Les acteurs politiques de la Grande Région se sont en effet accrochés à l’idée selon laquelle la création d’une « nouvelle identité régionale »[5] devait se fonder et se développer sur l’existence et la reconnaissance d’un « socle culturel commun »[6]. La cohérence du projet s’est basée sur l’histoire de la Grande Région et ce, notamment à travers l’élaboration de thèmes spécifiques à chaque région[7], donna un cadre de sélection et de subvention des projets. Mettre en valeur le patrimoine industriel hérité de la tradition commune de l’industrie lourde, ou encore faire découvrir aux citoyens les grandes personnalités de la région ayant influencé la construction européenne, tels étaient, entre autres les critères imposés aux acteurs culturels de la Grande Région. Le sentiment d’appartenance et l’identité transfrontalière sont envisagés ici dans une logique similaire à celle de la construction des identités nationales. Si l’ancrage du concept transfrontalier se situe dans des figures d’identification, de symboles renvoyant à une mémoire culturelle et historique commune, la culture est alors pensée comme ciment d’un espace territorialisé, une sorte de « petite patrie ».
Selon Jean-Claude Juncker (texte d’introduction au programme officiel) : « l’interdépendance des entités de la grande région est fondée sur l’histoire. Les racines culturelles communes remontent à plus d’un millénaire. Notre héritage est largement partagé, ce dont témoigne notamment l’époque de l’industrialisation au cours des 19e et 20e siècles. Il s’agit là d’un gage d’avenir. »
Quel est le pouvoir d’un tel usage institutionnel et politique du passé ? Peut-on utiliser de telles stratégies mémorielles pour façonner un territoire, riche d’une multiplicité des expériences et des souvenirs pour établir une représentation socialement partagée du passé ? Le passé est-il gage d’avenir ? Comment une mémoire dite collective parce qu’elle est portée par un porte-parole autorisé peut-elle agir sur les représentations individuelles ?
La notion de mémoire collective a subi de multiples appropriations sociales, historiques et politiques. Elle est souvent convoquée au nom du « devoir de mémoire » pour légitimer la mise en place de politiques publiques qui en appellent à ce travail du passé afin de fabriquer une mémoire commune. Pour Emmanuel Wallon[8], il faudrait préférer à ce concept de « devoir de mémoire » ceux de « travail de mémoire et mémoire au travail » qui permettent d’envisager les conditions sociales de la production des représentations partagées du passé, et pas seulement sur les usages politiques du passé d’une « mémoire par le haut ».
Le projet Luxembourg 2007 a principalement mobilisé des politiques de la mémoire, la mémoire historique de la Grande Région. Il est intéressant de noter ici la similarité des démarches au niveau européen et à l’échelle eurorégionale. L’idée que l’Europe est, dans une très large mesure, déterminée par sa culture et qu’il existe une identité européenne, est devenue aujourd’hui un lieu commun dans les discours politiques. Sur ce même modèle, la Grande Région semble utiliser la notion d’héritage commun comme un argument diplomatique, et se heurte au même problème, à commencer par la question de la sélection de ce qui est supposé faire sens.
La multiplicité des objets et des lieux témoins des mémoires collectives demeurent infinis. La qualification de patrimoine a dépassé aujourd’hui le cadre de la « Grande culture » et crée de fait un problème de définition de ce qui compose l’héritage commun.
En même temps que la Grande Région défend l’idée d’un socle culturel commun, elle utilise aussi l’argument de la diversité culturelle de son territoire. En effet, en s’écartant d’une définition nationale du patrimoine, elle est obligée d’élargir les critères de sélection qui annulent de fait la question de la sélection d’éléments constitutifs de composantes significatives du passé. La question n’est pas tant de mettre en valeur une histoire et un socle culturel commun mais de susciter l’adhésion d’un groupe, de la population en proposant une manière de le valoriser. « À vrai dire, la culture réside moins dans un patrimoine que dans la façon qu’on a de le valoriser ; et cette façon suppose un projet, lequel suppose une volonté »[9]. Ce regard en arrière est-il le symptôme du vide du temps présent ?
La définition d’un socle culturel commun prend par ailleurs une dimension toute particulière dans le cas de la Grande Région, dans la mesure où ce territoire porte la mémoire et la reconversion des régions industrielles et minières, l’histoire de l’immigration, et bien sûr, l’histoire des conflits qui l’ont déchirée. Ce lourd passé empêche certes une vision mythologique et glorifiante qui peut s’avérer dangereuse, mais le processus d’identification se heurte à une vision négative de l’histoire. Comment les « faiseurs d’identité » regardent-ils le douloureux destin qui caractérise cet espace transfrontalier ? Comment élaborer des valeurs partagées à partir de pratiques souvent désenchantées car marquées par la crise industrielle, les ruptures d’activités, la modification des formes traditionnelles de solidarité ? Et surtout quel est le pouvoir des acteurs culturels dans cette démarche ?
Action culturelle et mutation culturelle des territoires
Parce qu’il est en prise avec les enjeux de société, le secteur culturel est de plus en plus investi de responsabilités. On a le sentiment dans le cas de Luxembourg 2007, que la culture est convoquée dans sa fonction orthopédique, pour produire des dynamiques symboliques, reconquérir l’imaginaire et construire un lien sensible entre les sujets de différentes communautés.
Nous nous intéresserons ici plus particulièrement à la question du patrimoine. La coopération entre ces industries sidérurgique et minière dans le triangle transfrontalier constitue en effet la base des intenses relations économiques et sociales de la Grande Région. « Luxembourg 2007 » a largement cherché à revaloriser ces espaces lors des manifestations tout comme le patrimoine relatif à l’artisanat d’art (fabrication du cristal par exemple), qui a connu, pour des raisons différentes mais convergentes, une déstructuration identique à celle des mono-industries liées à l’exploitation des sous-sols.
Quelles sont les différentes actions culturelles qui ont été engagées sur ces sites sinistrés, qui ont laissé à l’abandon des savoir-faire traditionnels, des friches industrielles, mais aussi des groupes sociaux auparavant soudés par une mémoire collective et une culture ouvrière très forte ?
La mobilisation dans le cadre du projet « Luxembourg 2007 » a emprunté diverses voies, qui sont autant de dynamiques symboliques que nous allons tenter d’éclairer. Sur une cinquantaine de projets inscrits dans la section Patrimoine du programme officiel, sept touchaient directement à la question de la culture industrielle. Nous analyserons trois de ces propositions culturelles : les enjeux symboliques dont ils sont porteurs, et les démarches culturelles qu’ils empruntent.
Projet 1 Exposition « Genius 1 Die mission : entdecken erforschen erfinden »
« La Mission : découvrir rechercher inventer» Site sidérurgique de Volkingen, Sarre
Présentation du projet – extrait du programme officiel –
La Mission : découvrir rechercher inventer» mène les visiteurs à travers sept grands mondes thématisés, en retraçant le large panorama que constituent les étapes décisives des inventions depuis l’Antiquité à nos jours, et en faisant ressusciter le génie de leurs inventeurs. Dans les 6000m2 de la Salle des soufflantes, d’extraordinaires pièces d’expositions historiques, les inventions, les installations multimédias et les stations d’expérimentation inciteront les visiteurs à la découverte, recherche et invention du monde extraordinaire de l’innovation, où transparaissent l’esprit et la vie des inventeurs.
L’opposition entre ce qui est irréversible et de ce qui est irrévocable, posée par V. Jankélévitch[10], permet de caractériser ce type de positions face à la culture industrielle. Les acteurs qui se retrouvent engagés dans une démarche de mémoire dans des visées de développement local du tourisme industriel par exemple, font partie des défenseurs de l’Irrévocable. Ils mettent en avant qu’on ne peut pas empêcher « ce qui a été fait de ceux qu’ils l’ont fait d’avoir existé,(…) qu’il faut en garder le souvenir si l’on veut en tirer les leçons de l’histoire et si l’on veut continuer à exister physiquement ».
L’irréversible est lié à « l’idée de disqualification par l’histoire, de la succession des générations, en un mot du Temps qui dévore ses enfants »[11].
Le projet Genius 1 est pertinent parce qu’il se déroule sur un site urbain de bassins sidérurgiques et la démarche culturelle permet une valorisation du lieu. Néanmoins, ce n’est pas une valorisation in situ liée au thème de la sidérurgie puisqu’il abolit les notions d’espace et de temps. Ce projet s’inscrit dans une logique de l’irréversible, parce qu’il est animé non pas par le désir de préserver une mémoire mais du souci de constituer et de faire connaître un capital historique en référence à une histoire des techniques.
Marie-Jeanne Choffel-Mailfert définit ce type de démarche comme une dynamique de qualification normative du territoire, qui répond à la nécessité de faire table rase du passé et de parier sur l’avenir. « Ce pari oblige à requalifier l’espace en l’inscrivant dans la modernité, ce qui donne lieu à des activités décontextualisées, à l’instar des opérateurs de diffusion des sciences et des technologies qui procurent une vision universaliste accordée aux enjeux de l’excellence technologique »[12].
Ce projet transforme la fiche industrielle Völklinger Hütte en un lieu d’affrontement entre le temps technologique défini par une logique exogène universaliste et le temps traditionnel, défini par une logique endogène. On assiste ici à une captation de la mémoire par l’histoire, une mise à distance du patrimoine matériel, dans lequel les repères collectifs ne fonctionnent plus parce que le public est invité à prendre de la distance avec son identité culturelle, présentée comme héritage. Cette mise en scène de l’évolution historique de l’innovation conduit à la légitimation de la mutation des organisations industrielles.
La friche industrielle, pourtant métaphore, continuité entre le passé et le future, devient alors le lieu d’une dynamique de déstructuration des représentations où le public se doit d’admirer les grands événements ayant marqué l’histoire de l’humanité. Il ne s’agit pas de conjurer la discontinuité introduite par la rupture d’activité ni, de restaurer une identité dévalorisée, il s’agit de pétrifier une identité culturelle. Le « public » ne peut plus se réclamer d’un passé, puisque que cette revendication les opposerait à une vision universaliste et au progrès. L’action culturelle est alors enfermée entre l’illusion identitaire entretenue par les liens avec le passé et la désappropriation identitaire rendue nécessaire par le prétendu choix d’avenir.
Projet 2 : Aventure au cœur de la mine – extrait du programme officiel -
Carreau Wendel, Friche Petite Roselle, Lorraine
Partez à l’aventure dans le plus grand site minier de France. Empruntez le petit train des mineurs pour traverser le carreau de la mine et découvrir les multiples éléments du site. Puis, poursuivez votre voyage à la mine en plongeant au coeur du charbon. Allez à la conquête du monde souterrain des mineurs (des tailles en plateures, au semi-dressants et dressants) en parcourant les 4 500m² de galeries de mine où machines extraordinaires et transports particuliers sont mis en scène par une muséographie étonnante et dynamique.
Ce projet mobilise une autre dynamique que le projet Genius 1 : la dynamique de réhabilitation[13]. Elle assimile la proposition culturelle comme une parole capable « de prévenir les ruptures de sens entre génération » tout en conduisant à une objectivation de la mémoire. Les acteurs reconnaissent le caractère irrévocable de cette mémoire. Ces propositions se retrouvent engagées dans une démarche de mémoire dans des visées de développement du tourisme industriel. Le patrimoine industriel peut devenir alors un vecteur efficace et pertinent de mobilisation donnant lieu à une dynamique collective dans la mesure où les acteurs se sont impliqués dans des actions cohérentes avec l’expérience sociale passée. Cependant, pour que cette dynamique s’opère, elle nécessite la présence d’anciens ouvriers, sur le site par exemple, dans le rôle de guide ou du moins un sentiment de responsabilité sociale au regard du territoire, une volonté de réhabiliter une identité collective liée à l’activité professionnelle dévalorisée par la fermeture des sites industriels.
Cette proposition culturelle se nourrit de la dynamique de réhabilitation, mais aussi de captation de la mémoire par l’histoire, puisque qu’elle repose sur la muséographie. Les objets, machines de travail, entrent dans une logique de conservation et d’exposition qui induit une mise à distance de l’identité collective et donc une rupture de sens. Comme nous le rappelle Henry-Pierre Jeudy la transmission patrimoniale n’est pas assurée par des objets et des territoires, les liens de mémoire demeurent plus complexes que leurs représentations matérielles ou que leurs inscriptions spatiales[14].
Projet 3 – Art Nouveau, Design, Art Contemporain– programme officiel.
Halle Verrière de Meisenthal, Lorraine
Sur les traces d’Emile Gallé, venez découvrir l’art du feu dans l’ancienne verrerie de Meisenthal (1711-1969), devenue pôle culturel et artistique pluridisciplinaire. Par une projection audiovisuelle, un espace technique et la présentation d’une somptueuse collection de verre Art Nouveau, le musée du Verre et du Cristal transmet aux visiteurs le témoignage de la mémoire verrière locale. Le Centre International d’Art Verrier, plate-forme oeuvrant depuis 15 ans pour la création contemporaine offre le spectacle du ballet des souffleurs de verre qui commentent leur travail. Sur place, des expositions temporaires et la boutique “Made In Meisenthal”. Enfin, la Halle Verrière, cathédrale industrielle de 3200 m2, réhabilitée en 2005, accueille des expositions d’artistes contemporains prestigieux, des concerts de musiques actuelles et des festivals de théâtre de rue.
La dynamique dans laquelle s’inscrit cette initiative est une dynamique d’animation. Elle illustre ce que peut être un usage vivant de la mémoire. En proposant au public d’avoir accès à la fois à la plate-forme de création de la Halle Verrière de Meisenthal, à une exposition et à un espace intermédiaire qui permet d’organiser des concerts, des pièces de théâtre ou d’autres coopérations. Le lieu patrimonial devient alors lieu de rencontres et s’inscrit dans une filiation passé-présent.
Le spectacle du ballet des souffleurs permet une dynamique de transmission. Il valorise une expérience artisanale et la culture industrielle, sans opérer de mise à distance ou de rupture d’une part, puisqu’il y a rencontre entre le professionnel (Maître Verrier) et le public, et d’autre part, car l’Art Verrier est mis en relation avec la création contemporaine, permettant d’établir une continuité avec les savoir-faire menacés et les savoir-faire perdus.
M.-J. Choffel-Mailfert dans son article « Les actions culturelles menées à partir des friches industrielles en Lorraine » , décrit les actions menées sur le site de la Halle Verrière de Meisenthal comme donnant lieu à « des coopérations multiples entre divers acteurs, qu’il s’agisse de l’association des retraités « les barbouilleurs du dimanche », le groupe de jeunes amateurs de rock, les descendants décorateurs d’Emile Gallé, les anciens verriers qui délivrent une mémoire orale. Une véritable stratégie d’animation et de développement se nourrit du site et lui redonne vie pour offrir une vision plurielle du territoire. »[15]
Projet politique et groupes de référence
Si l’analyse de ces trois propositions culturelles reste des exemples parmi d’autres, ils permettent de comprendre quelles peuvent être les dynamiques empruntées par les acteurs culturels. Cependant, si le Projet 3 – Art Nouveau, Design, Art Contemporain – fonctionne, c’est avant tout parce qu’il a été à l’initiative d’un groupe de référence. Les initiateurs sont liés au lieu et donc à l’identité territoriale. C’est dans un deuxième temps, où, conjointement mais en prenant appui sur ce sentiment de responsabilité sociale des acteurs, que peut alors se greffer l’appui et le soutien du leader politique.
Une action politique forte et volontariste est indéniablement au cœur du processus de revalorisation des territoires. Cependant l’intervention culturelle doit pouvoir mobiliser des représentations auxquelles des groupes sociaux se réfèrent.
Dans le cas de la Capitale européenne, les acteurs politiques, dans leurs costumes de faiseurs d’identité, se substituent au désir des groupes sociaux ou de la société civile. (Ou peut être d’ailleurs se substituent-ils à rien dans la mesure où les habitants de la Grande Région n’expriment pas le désir d’appartenir à ce territoire. Peut-on susciter une adhésion à un projet politique sans désir ?
Et pourtant, les politiques culturelles, qu’elles s’attachent à transformer un site industriel ou qu’elles agissent sur d’autres segments du tissu culturel, peuvent permettre non seulement d’agir sur la représentation d’un territoire mais surtout de donner une visée aux mutations identitaires en construisant une identité ouverte.
La Grande Région aurait probablement plus de sens si elle était pensée comme un espace offrant une ouverture cosmopolite et interculturelle, une ouverture aux proches voisins et un passage vers d’autres cultures. Les catégories de pensée nationale empêchent peut-être ici d’envisager la construction de ce territoire autrement que par le principe d’intégration, guidée par l’harmonisation et le dépassement des différences et non pas par leurs reconnaissances.