Julie GONCE
L’expression artistique dans les Balkans ex-yougoslaves, des guerres à une perspective européenne
Aujourd’hui, la dislocation de la Yougoslavie et les guerres qui y ont participé, les résurgences nationalistes, l’action du TPIY, des économies à plusieurs vitesses, font des Balkans une zone à géométrie variable, dans laquelle les liens sont étiolés voire rompus, sans repère, dans l’excès. Les idéologies se contredisent les unes les autres, les relations Est-Ouest ont été, et restent, ambivalentes, faites de liens et de ruptures entre l’Europe et « l’autre Europe », une Europe plus orientale porteuse de multiples différences religieuses, historiques, politiques, culturelles et pourtant si proche. Les Balkans, ce sont toute cette mosaïque de langues, de confessions, de particularismes culturels, qui font de cette zone une entité plurielle et complexe, qui semble peu propice au cadre de l’Etat nation, et sujette à une instabilité forte. Une zone qui reste en reconstruction, en plein processus de transition, où le poids du passé est encore très marqué, que ce soit un passé lointain marqué par la domination des Empires, les mythes nationaux, ou un passé proche fait de violences, de guerres.
De cette transition à plusieurs échelles qui s’est opérée lors des guerres yougoslaves des années 1990, à une perspective d’intégration européenne plus ou moins engagée selon les pays, le présent propos va s’intéresser au rôle de la culture, à la place détenue par la création artistique et aux enjeux qui lui sont inhérents. Comment l’environnement influence-t-il la création artistique ? Quelle a été la finalité de cette création en temps de guerre ? Quelle place a détenu la culture ? Comment le nationalisme a-t-il généré l’émergence d’une créativité artistique aussi riche et d’une efficacité redoutable ? Dans quelle mesure la création artistique participe-t-elle à la (re)construction identitaire ? Et aujourd’hui, enfin, quel rôle joue, ou devrait jouer, l’Union européenne ?
Le poids du contexte : de la domination des Empires aux guerres yougoslaves
Les espaces balkaniques sont, de toute évidence, jonchés par les vestiges des empires supranationaux et les restes de nouveaux Etats découpés au gré des accords internationaux et des programmes nationaux » [Ouverture, Pedrag Matvejevitch, Au Sud de l’Est, n°1, août 2006]
Rappels historiques : de la domination des Empires au titisme.
Le poids de la domination des empires :
Le poids des Empires est un élément incontournable pour comprendre les Balkans occidentaux actuels. En effet les dominations successives ont marqué durablement la région, tant en termes culturels, politiques, qu’identitaires. Le passé est toujours présent dans la zone et la mémoire y est particulièrement vivace.
Notamment la présence musulmane en Europe est séculaire et l’Empire Ottoman a régné pendant cinq siècles sur les Balkans. Les Empires Russe et Austro-Hongrois ont aussi joué un rôle important et la zone a été soumise à des influences culturelles multiples, ottomanes donc, mais aussi russes et slaves. On a donc un fort conditionnement identitaire par l’extérieur, par les dominations. Ce passé nourrit les mythologies sur lesquelles les nationalismes se fondent. Si ce constat est vrai pour toutes les nations, l’importance qui lui est accordé en Europe du Sud Est est réellement exacerbée. Par exemple la bataille du Kosovo en 1389, qui voit la victoire des troupes ottomanes sur les troupes serbes, reste très présente dans la mémoire serbe.
Cette bataille est devenue un mythe, à savoir celui des serbes comme défenseurs chrétiens de l’occident contre les Ottomans, des serbes qui se seraient sacrifiés pour protéger l’Europe. Ce symbole est très présent encore aujourd’hui dans le nationalisme serbe.
De la domination de l’Empire musulman il résulte des différences marquées en termes culturel et politique par rapport à l’Europe occidentale. Et notamment en termes de religion. Plus de 8 millions d’européens du Sud-Est sont de confession musulmane, et la religion a une importance centrale dans la définition de l’identité. Le courant slave est quant à lui plus marqué par l’orthodoxie. Les vagues d’occupations ont donc abouti à la constitution d’une mosaïque de confessions, sans véritable homogénéité territoriale dans les Balkans.
La fin de la seconde guerre mondiale, les différentes alliances et les partages entre les puissances victorieuses vont également fortement influencer les mentalités des habitants de la zone.
La construction de la nation, dans toute cette mosaïque culturelle, confessionnelle etc. va aussi passer par « l’identification » des grands ancêtres afin d’établir une continuité historique. L’ethnogénèse, c’est-à -dire la recherche des origines ethniques, s’appuie en grande partie sur le mythe de l’acquisition initiale, qui fonderait une sorte de légitimité pour « la fin de temps », et donc sur le dépassement des empires (Ottoman surtout pour les Balkans).
Il est nécessaire de rappeler également que le concept de nation est perçu différemment en Europe orientale. En premier lieu la conception allemande, romantique, essentialiste, selon laquelle l’idée de nation existe avant l’Etat, prime. Le peuple porte en lui l’essence de la nation. Le nationalisme apparaît donc avant même la nation et l’Etat (Nations et nationalismes, Hobsbawn).
La complexité des questions identitaires
De ces faits historiques et culturels résulte une complexe définition identitaire. En témoigne le fait que dans la Fédération yougoslave de 1945-1991, à peine 5% des citoyens se déclaraient yougoslaves lors des recensements, tous les autres, se considérant comme serbes, croates ou slovènes se déclaraient comme tels. L’identité nationale ne dépend pas du tout de l’appartenance étatique. D’où des problématiques complexes liées à la construction artificielle des frontières
Si la nation est une « communauté imaginée » elle n’est pas imaginaire car ses conséquences s’inscrivent très concrètement dans la réalité, une réalité souvent violente, aux repères flous et mouvants.
De plus la construction d’une identité nationale est un phénomène collectif, c’est la conscience de liens entre un grand nombre d’individus. La définition légitime d’un peuple se base sur le ressenti, le sentiment d’appartenance qui résulte de la conscience de ces liens qui fondent une identité : est serbe celui qui se sent serbe, ce sentiment d’appartenance se fonde sur de multiples réalités, religieuses, linguistiques ou territoriale. Dans les Balkans, les communautés humaines se définissent par la religion et aussi par la langue : de là se constituent des nations, puis des Etats.
Les Balkans sont donc une mosaïque de langues et de confessions, les identités sont entremêlées, ce qui ne se prête pas au cadre de l’Etat Nation issu du mouvement des Lumières, qui n’a pas touché la péninsule balkanique. Ça donne l’impression à l’Ouest que les Balkans sont une zone un peu « arriérée », de « pagaille » car elle est évaluée sous l’aune de la vision française et de l’homogénéité allemande, avec donc des référentiels complètements différents. Ils ne rentrent pas dans les catégories de pensée dominantes du xixème siècle. Ne pouvant être évalués ainsi, les peuples des Balkans apparaissent comme des barbares, (dans le sens « non éclairés »). Aujourd’hui encore la région est souvent perçue de manière négative, par exemple le terme balkanisation est péjoratif et désigne une fragmentation, un éclatement, une atomisation.
La Yougoslavie de Tito
Puis vient la période de la Yougoslavie de l’après guerre. Auréolé des succès militaires de ses partisans, Tito n’a aucun mal à s’abroger les pleins pouvoirs en Yougoslavie, qui est réformée en un mois à peine sous la forme d’une fédération de six républiques. Tito va suivre une voie particulière en se détachant du pouvoir communiste de l’URSS en devenant le chef de file du mouvement des non alignés. La question nationale demeure au cœur de la vie politique yougoslave, et les identités serbes, croates etc. ont des revendications d’autonomie fortes, ce qui mène à un processus de décentralisation qui rajoute à une certaine dichotomie entre identité yougoslave et identités particulières serbes, croates, musulmanes, albanaises etc.
Le titisme a divisé pour mieux régner, en entretenant l’illusion d’une identité yougoslave alors que les identités particulières, croates, serbes étaient nettement prépondérantes.
La montée des nationalismes et les guerres yougoslaves des années 90’s
Depuis la fin des années 1980 on a donc assisté à une montée des nationalismes, et à des replis identitaires qui ont présagé les guerres à venir. L’échec de l’idée de la Yougoslavie titiste a abouti à des frontières floues et difficilement définissables, mettant en exergue le problème des ethnies dispatchées partout dans la Yougoslavie, sans cohérence avec les frontières.
Après chacun des partages qui se sont opérés dans les Balkans, il restait quelque chose d’inachevé ou de non résolu. Cet inaccomplissement ainsi que l’inadéquation qui en résulte engendrent des situations en porte-à -faux et ambiguës, produisant insatisfaction ou frustration
Pedrag Matvejevitch, »Ouverture », Au Sud de l’Est, n°1, août 2006
L’histoire a abouti à une véritable perte de repères, générant une violence exacerbée, qui atteindra son paroxysme durant les guerres yougoslaves avec les épurations ethniques, des massacres comme celui de Srebrenica. L’idée d’épuration ethnique est liée à la volonté d’avoir un territoire ethniquement homogène, la réconciliation nationale étant « facilitée » par la suppression de l’élément étranger : il s’agit de faire coïncider nationalité et citoyenneté, de la manière la plus radicale et la plus inhumaine possible.
La guerre enferme, détruit les liens entre les peuples les refermant sur eux même. Symboliquement la destruction du pont de Mostar représente cette démarche qui isole et communautarise.
La perte de repères identitaires résultant des guerres yougoslaves rajoutée aux données historiques rend la question de la définition identitaire déterminante dans l’espace ex-yougoslave, tant dans une perspective de stabilisation, de paix, que culturelle. Ce point est central pour comprendre les mouvements et les expressions artistiques qui ont vu le jour dans la région. La violence est d’autant plus exacerbée que les peuples des Balkans fonctionnent beaucoup sur l’intensité, le ressenti.
Une diversité n’est une richesse que si elle est interactive, sinon elle est un danger pour le lien politique, c’est-à -dire pour la paix
Patrice Meyer-Bisch, Quatre dialectiques pour une identité,
Comprendre les identités culturelles, PUF 2000
C’est exactement la problématique qui ressort de la multiculturalité des Balkans : comment faire interagir les différentes identités pour qu’elles s’enrichissent les unes des autres et qu’elles dialoguent ? C’est la clé pour ne pas laisser les nationalismes s’exprimer et détruire par leurs excès. Or une fois la cohésion détruite, les repères perdus, la question identitaire devient source de conflit et d’angoisse. Ayant perdu leurs repères identitaires, ce phénomène à l’extrême par les guerres, les populations sont guidées par la peur, et l’intrusion de l’idée de diversité culturelle devient dangereuse pour la définition identitaire, d’où un rejet de l’autre et un repli sur soi, dans le nationalisme.
Par ailleurs, les références excessives aux mythes nationaux nourrissent les excès du nationalisme, elles légitiment l’ascendance de certains peuples sur d’autres et réécrivent l’histoire dans une optique de propagande, de contrôle.
Dans ce contexte l’art n’a donc pas pour sens premier l’esthétisme, ce qui ne veut pas dire que la qualité artistique va être reléguée au second plan.
Qu’il soit institutionnel ou issus de réseaux alternatifs, dissidents, il est porteur de messages forts. Soit il soutient une propagande nationale, soit il la dénonce.
Dans ce cas, et c’est alors qu’il peut être libre, il prend un sens politique fort dans la dissidence. Il est vecteur d’engagement. Il est à l’image des sociétés où il naît, en prise directe avec l’actualité, les enjeux humains, sociétaux et politiques. Il est fortement revendicateur, dénonce, condamne. Il est là pour faire prendre conscience, en réaction contre, pour faire évoluer les choses.
La question identitaire, les nationalismes, le poids du passé, de mythes nationaux vont fortement influencer l’art et la création artistique, qui vont se développer dans un contexte bien spécifique. L’art, particulièrement dans les Balkans, espace fonctionnant beaucoup sur le ressenti, l’irrationnel, l’intensité, est indissociable de son environnement.
La place de l’art : l’institutionnel et le dissident
La communauté artistique et culturelle scindée en deux
La communauté culturelle va se scinder en deux, soutenant l’idéologie du régime en place, ou s’y opposant. La dissidence va détenir un rôle central dans l’expression artistique durant cette période. Il n’y a ni interactions ni d’influences mutuelles entre l’institutionnel et la création alternative.
La guerre et le désintérêt des pouvoirs publics pour les besoins culturels de la jeunesse et de la population en général, l’absence de lieux de diffusion, ou leur contrôle total par les autorités en place, génèrent une certaine urgence. Ont fleurit alors un peu partout dans les Balkans, dans cet espace ravagé par les idéologies nationalistes et les guerres, parce qu’il FAUT agir, des mouvements alternatifs, underground, très créatifs. Il s’agit de sauvegarder une création artistique pour ne pas laisser la société sans art, sans expression culturelle, sans liberté d’expression tout simplement.
L’art comme propagande de l’idéologie du pouvoir
Prenons l’exemple de la Serbie. En 1986 une grande partie des intellectuels serbes publie le Mémorandum de l’Académie des Arts et des Sciences de Serbie qui soutient l’idée d’une « Grande Serbie » qui réunirait tous les serbes disséminés dans la Yougoslavie dans un même territoire. Cette idée est légitimée par le recours au mythe nationaux et au passé, à la domination des Empires, qui ferait de cette réunion de tous les serbes sur un même territoire un droit historique et démocratique de la Serbie. Ce texte met fin à la notion d’équilibre interethnique et soutient la propagande du pouvoir serbe.
Le recours aux mythes nationaux est donc central.
[ ... ] les événements réels et leurs représentations fictives se substituent les uns aux autres. L’histoire et le mythe se confondent – les revendications s’appuient tantôt sur la première, tantôt sur le second, ou bien sur les deux à la fois. Les arguments que l’on invoque ou les « preuves » que l’on fournit sont considérés comme irréfutables ou même sacrés. On fait appel, d’un côté, au droit historique, de l’autre on se réclame du droit du sang. Les uns prétendant détenir la vérité de l’histoire, les autres posséder le droit absolu. Arguments dont les Balkans ont été tant de fois victimes, souvent par leur propre faute.
Pedrag Matvejevitch, »Ouverture », Au Sud de l’Est, n°1, août 2006
Le mythe détient une part extrêmement importante dans les Balkans, et supplante parfois toute analyse rationnelle et critique des faits, pour favoriser la fiction. Toutes les déformations engendrées par la réécriture de l’histoire, en faisant appel aux mythes, risquent d’échapper à tout contrôle.
Certains secteurs de la culture nationale, comme la musique, un certain théâtre, vont donc se transformer en idéologie de la nation, et c’est ceux là qui vont être financés par l’Etat, et représentés dans les Institutions nationales.
Par exemple sous la période Milosevic, dès 1994 il existait un ministère de la culture « la vie est meilleure avec la culture ». Oui mais quelle culture ?
Milosevic soutenait les héros nationaux et la musique populaire, représentative selon lui de l’identité serbe. La création artistique autorisée et diffusée par le pouvoir en place est donc fortement orientée dans une logique de propagande, ici la diffusion de l’idée d’une grande Serbie qui serait légitimée par les références aux héros passés et aux mythes nationaux
La liberté de création et d’expression est donc somme toute relative…
Ce qui a compté pour beaucoup durant la guerre, que ce soit en Croatie ou en Serbie, c’est la préservation du métier (pour les artistes non contraints à l’exil, ou qui auraient choisi de rester). Les institutions existantes avec des troupes permanentes ont joué du théâtre de boulevard, des pièces de divertissement porteuses d’aucun message politique, ou au contraire on participait à la glorification de l’histoire nationale, des mythes. Elles ont soutenu une conception culturelle nationaliste, mais avec des troupes figées, une fermeture aux apports extérieurs, la création perd énormément en qualité, elle ne peut s’enrichir de la différence, des courants internationaux comme c’était pourtant le cas sous Tito. La création nationale se sclérose.
La liberté d’expression artistique, et politique, et la création émergente passent par des réseaux clandestins. Le CZKD de Belgrade est issu de ces réseaux.
Dissidence et réseaux alternatifs : l’art est vecteur d’engagement politique
L’art dans les guerres des Balkans est politique parce qu’il donne une visibilité à ce que les autorités tentent de cacher ou ignorent de manière délibérée, et permet une liberté d’expression qui est censurée par le pouvoir. Outre la création d’œuvres artistiques, l’existence de centres culturels, de lieux dédiés à la culture et à l’art peut être un acte politique en soi.
On peut s’interroger de savoir dans quelle mesure la culture peut être vecteur d’engagement politique pour les populations. Comment permet-elle de passer de la contemplation à l’action ?
L’art est politique parce qu’il interroge des sujets politiques. La création artistique est particulièrement intéressante car l’art se fait souvent l’analyseur de l’histoire contemporaine, de la société, et ne reste pas dans un certain narcissisme comme ça peut être le cas à l’Ouest. L’art est dans l’action, en phase avec les vrais enjeux humains, de sociétés, il contrebalance les excès du nationalisme, du retour sur le passé, en s’inscrivant dans l’actualité immédiate et en se projetant dans le futur. La création artistique est d’une richesse et d’une efficacité redoutable.
Selon André Rouillé
La proximité [des artistes des Balkans] avec l’histoire (…) et ses paroxysme confère à leur art une singularité : celle d’avoir à compter l’histoire parmi leurs matériaux. (…) Leur art est politique en ce qu’il donne une visibilité aux individus et aux situations que l’exclusion et la domination s’efforcent de rendre invisible
Résumé du séminaire organisé par banlieues d’Europe – Berlin 27-28/09/2002 – « Pratiques culturelles innovantes dans les pays d’Europe du Sud Est »
L’art n’est pas dans une finalité première esthétique mais engagée, pour dénoncer, pour faire prendre conscience, pour se battre pour une liberté d’expression, pour le dialogue et les échanges, pour lier les peuples, pour transcender les barrières, les frontières physiques ou mentales, pour faire prendre conscience aussi à l’international.
L’art, même s’il n’a pas d’impact direct sur les décisions politiques, permet d’impulser une réflexion, d’interroger, de faire prendre conscience. Il a un impact très fort sur le symbolique, sur les représentations du pouvoir qu’ont les sociétés et participe dès lors à faire évoluer les mentalités, les prises de positions, et donc les décisions politiques dans le fond. L’art est une expression d’un système social, et sert de vecteur de communication d’options politiques.
Il prend tout son sens dans la mesure où il donne la parole, offre une véritable liberté d’expression, crée des ilots dans les sociétés censurées, enfermées, selon J. Hurstel.
En particulier on va assister à un phénomène de création de centres culturels, îlots de culture dans la ville, qui témoignent d’une volonté de réappropriation de l’espace urbain, et de création et de développement d’espaces de liberté, pluridisciplinaires, axés sur les échanges, sur les rencontres croisées, sur le dialogue et l’apprentissage de l’autre.
Toujours en Serbie prenons l’exemple du CZKD (Centar za kulturnu dekontaminaciju), centre pour la décontamination culturelle, qui a été créé le 1er janvier 1995 par Borka Pavicevic (intellectuelle et dramaturge serbe), en plein conflit armé et sous le régime ultra nationaliste de Slobodan Milosevic.
Il est intéressant de noter que même son nom découle directement de l’environnement dans lequel il s’érige. Pourquoi décontamination culturelle ? Le centre culturel s’est donné comme but premier de lutter contre une société et des esprits contaminés par le fléau du nationalisme, ce qui marque un vrai radicalisme. Selon les propos de Borka Pavicevic, le CZKD est un espace dédié à « la transformation d’une société toute entière contaminée par la haine, le nationalisme et les forces de destruction. » Le centre culturel symbolise une échappatoire, un espace alternatif, une poche d’air dans une société totalement asphyxiée par le nationalisme.
« Borka Pavicevic […] parce qu´elle pense que Sarajevo et la Bosnie-Herzégovine demeurent l´ultime trace de » yougoslavisme » dans des Balkans dévastés, et qu´elle n´a pas supporté que l´armée serbe bombarde cette ville symbolique, a créé son association en organisant à Belgrade une exposition intitulée » Vivre à Sarajevo « . »
D’autres actions mémorables, en terme de tolérance et de respect de l’autre se sont tenues en dix ans, plus de 2000 à l’heure actuelle, telles l’accueil de collectif très engagés contre le nationalisme comme le groupe Skart (plasticiens), le développement d’échanges et le renforcement de la coopération artistique avec les pays ex-yougoslaves, et européens, ou encore la venue de Slobodan Snajder en 1999, grand dramaturge croate. Tout ceci, dans une société encore traumatisée par les guerres, représentait un geste politique et un engagement humain très fort contre la xénophobie.
La scène alternative serbe offre une forte résistance à la propagande va-t-en-guerre et à la dictature nationaliste, même si le manque d’argent l’a fortement pénalisée dans ses ambitions.
La forme populaire et subversive du théâtre et de l’art en général s’exprime dans la rue et les lieux alternatifs, et jamais dans les institutions qui présentent un art servile, outil d’une propagande idéologique.
On peut néanmoins se poser la question de l’impact de cette création alternative. Est-ce un moyen de purger sa colère ? Parvient-elle à susciter une réelle prise de conscience ? Cette prise de conscience s’effectue t-elle durant le conflit ou a posteriori ?
Et cette fonction d’exutoire n’est-elle déjà pas une finalité en soi, pleine de sens ? C’est en effet une démarche nécessaire.
Autre exemple, dans Sarajevo assiégé, les formations de théâtre qui voulaient jouer envers et contre tout ont maintenu une des rares formes de vie publique en jouant dans la rue, symbolisant un vrai mouvement de résistance à la barbarie armée du nationalisme serbe. En 1994 une tournée européenne de comédiens sarajéviens, jouant dans des mises en scène de Haris Pasovic, a bouleversé l’Europe du théâtre, mais aussi non théâtrale.
Enfin on peut souligner que les nouvelles formes de l’art (internet, numérique…) sont beaucoup utilisées, pour permettre d’échanger et dialoguer avec l’extérieur en dépassant les barrières physiques. Il s’agit de rendre disponible l’art, l’information partout dans le monde, sans se soucier de l’environnement, des guerres et ainsi de concentrer sur le message artistique. Offrir une visibilité, faire connaître, sont des démarches nécessaires à toute prise de conscience.
La création artistique pâtit forcément de cette situation, et le manque de dialogue, de moyens financiers surtout appauvrissent la créativité et fait qu’elle ne s’enrichit pas, ou avec grande difficulté, des apports extérieurs. Elle est dans la radicalité ou dans la propagande, et se retrouve ainsi figée pendant la période la plus traumatisante des conflits.
Les artistes sont souvent contraints à l’exil pour créer, et sont dépendant des aides financières des fondations, de la communauté internationale (SOROS, Conseil de l’Europe, fondation du Roi Baudouin…) Néanmoins la survalorisation du passé du nationalisme a laissé la place à une « fronde », ses excès engendrant une compensation dans une créativité alternative d’une extrême richesse et d’une grande qualité, qui existe malgré ce manque de moyens.
Une fois les armes déposées l’expression artistique va représenter un véritable enjeu et ouvrir la voie à la réconciliation. En prise direct avec son environnement, elle va aussi participer à l’intégration du passé pour avancer, renouer le dialogue, pousser à des prises de consciences pour éviter de reproduire les erreurs du passé, participer à la (re)construction identitaire. L’international va jouer un rôle extrêmement fort dans ce processus, que ce soit en terme de financement, ou d’impulseur de réformes.
L’art va participer à la reconstruction identitaire, au dialogue, et donc à une certaine réconciliation entre des peuples qui s’entredéchirent depuis des années.
L’après guerre : quels enjeux pour la création artistique ?
Les changements conjoncturels et la création émergente
Le changement de contexte, de conjoncture, fait que la finalité de la création artistique évolue.
La fin des conflits armés en 1999, la chute des figures de l’opposition vont amener la création artistique à se définir en soi et non pas contre
La question est de savoir comment « ces projets, crées dans un contexte particulier, envisagent leur développement dans les années à venir et quels rôles ils peuvent jouer dans cette perspective » [Séminaire organisé par Banlieues d’Europe – Berlin 27-28/09/2002 – « Pratiques culturelles innovantes dans les pays d’Europe du Sud Est »]
La pérennisation des actions est essentielle pour avoir un impact sur le long terme. Trouver un sens en soi et pas en réaction contre, pour continuer à mobiliser et à progresser, pour rester en prise avec les problématiques posées par l’environnement qui lui évolue, est une problématique centrale pour le CZKD. Pendant ses premières années d’existence le centre de décontamination culturelle a puisé son sens dans sa définition contre le régime, pour œuvrer à la modernisation de la société yougoslave brimée par le nationalisme et les violences.
Le centre a fait en quelque sorte office de maison de la culture d’opposition.
Le contexte historique a été bouleversé en octobre 2000 avec la fin de l’ère Milosevic, ce qui a représenté une sorte d’accomplissement, une finalité des actions culturelles menées. Le CZKD a perdu son principal ennemi, ou tout du moins son symbole. Il n’en reste pas moins qu’il faut avancer, continuer à créer et à s’engager, parce que l’ombre du nationalisme plane toujours et que, comme le fait remarquer Borka Pavicevic reprenant les propos de Brecht, « le ventre de la bête est encore fécond ».
Même si le CZDK est parfois aujourd’hui « dépassé » par des lieux encore plus alternatifs (n’oublions pas qu’il est lui-même devenu une sorte d’institution, notamment avec la figure de Borka Pavicevic), il doit trouver l’énergie de mobiliser, de fédérer dans une logique de pérennisation autour d’un sens qui dépasse la seule urgence conjoncturelle.
La question des conflits récents transparaît dans tous les projets, dans les initiatives. Le contexte a laissé une empreinte forte : comment l’art va-t-il évoluer ?
La restructuration des politiques culturelles est un processus nécessaire pour rééquilibrer les rapports institutionnel/privé, particulièrement déséquilibrés dans les Balkans. L’institutionnel écrase vraiment le privé (c’est un rapport de l’ordre de 80% pour l’institutionnel contre 20% pour le privé) : il y a beaucoup à faire pour donner la liberté d’expression à la création indépendante. Ça passe déjà par le fait de lui donner les moyens d’exister, surtout au sein de son pays ! Trop d’artistes sont obligés de s’expatrier pour commencer leur carrière. Il s’agit de développer une certaine décentralisation pour donner plus de moyens et de responsabilités aux villes, aux régions.
Quelle image veulent transmettre les pays des Balkans à travers leurs échanges culturels ?
L’identité est un processus dynamique, résultat mouvant entre l’image qu’on se fait de nous et l’image que l’extérieur nous renvoie de nous. Les interactions permanentes entraînent une redéfinition perpétuelle, et la confrontation / ouverture à l’extérieur peut être déstabilisante identitairement, d’autant plus qu’il s’agit de dépasser la vision extérieure plutôt négative qui prédomine sur la région.
La réconciliation et la reconstruction identitaire
Durant la guerre, il y a eu des prises de position très claires des artistes par rapport à la décomposition de l’ex-Yougoslavie. D’un coup la guerre a généré un refus de l’identité yougoslave par la désignation de manière forcée et contrainte d’identités serbe, croate, bosniaque. Il n’y a eu aucun consensus autour de la « création » des identités nationales.
Des vérités particulières se sont imposées, serbes, croates, musulmanes etc., chacune étant considérée comme seule valable. Aucune situation ne peut donc connaître un aboutissement satisfaisant pour tous dans ce contexte.
Cette imposition d’une identité a eu un impact très fort et a fortement marqué la création artistique. On retrouve donc souvent des références au passé titiste, garant d’une certaine liberté, en réaction contre ce qui est imposé et « communautarisé ».
Aujourd’hui une des questions centrales est de savoir comment ces pays ont négocié leur « ex-yougoslavité » (réussie ou non) Comment il est possible de (ré-)apprendre à vivre ensemble. La culture pour un enjeu de réconciliation, de dialogue très fort. La culture de l’autre peut être source de richesse.
Le rôle de l’Union européenne
L’Union européenne se donne pour mission d’être un vecteur de paix, de démocratie, particulièrement dans les Balkans, région souvent envisagée sous un biais sécuritaire. Quelle est la place de la culture dans ce processus ?
La culture apparaît comme un instrument privilégié pour renouer avec un dialogue, des échanges, elle détient donc un rôle central dans le processus de réconciliation.
Par ailleurs l’idée « d’européanisation » des Balkans est centrale. Il s’agit de leur transmettre les valeurs fondamentales des droits de l’homme et des Lumières pour établir une paix durable.
Or l’Union européenne, très impliquée dans les réformes structurelles économiques, politiques, ne fait rien, en son nom propre, pour la culture : pas une ligne dans CARDS ou dans le Pacte de stabilité.
Des acteurs comme le conseil de l’Europe (MOSAIC) ou la Fondation européenne de la culture (programme Enlargement of minds) en revanche s’impliquent beaucoup. Les réseaux informels, les coopérations artistiques internationales directement entre artistes (et non pas sous l’égide d’un programme) se développent énormément.
La problématique du financement est centrale, notamment dans une optique d’indépendance des artistes des Balkans. Aujourd’hui la dépendance aux fondations, aux ONG, etc. est encore trop forte. Par exemple le désengagement de la fondation SOROS a laissé un vide qui porte un réel préjudice à la création artistique et culturelle.
Dans les Balkans il faut désormais reconnaître les droits qui ont été niés pour que s’établisse une véritable démocratie. Les dangers du communautarisme sont encore très présents, notamment dans son excès qui s’exprimerait dans un certain nationalisme, il faut donc agir avec circonspection. Notamment la reconnaissance de ces droits dont ont été privées les sociétés balkaniques ne doit pas être contradictoire avec la liberté des individus.
C’est à dire qu’il est essentiel que l’Etat reconnaisse les communautés sans les folkloriser, pour qu’elles ne perdent pas leur identité, sans toutefois les enfermer dans leurs particularismes, et dans un communautarisme exclusif. Les droits de l’homme, symbole de valeurs universelles, doivent être respectés…
L’Union européenne a un rôle majeur à jouer dans cette optique, elle doit elle aussi être très attentive à reconnaître et à valoriser les particularismes de chaque identité pour les faire dialoguer entre elles, et ne pas avoir d’approche « homogénéisante ».
Les Balkans sont indéniablement une région européenne du point de vue de la géographie, mais qui n’a pas été partie prenante du mouvement des Lumières qui fonde l’européanisation (Entretien avec Michel Foucher, Comprendre les identités culturelles, PUF 2000). Par ailleurs si dans le domaine des idées et de la philosophie, d’un certain humanisme, les Balkans sont resté à l’écart et apparaissent du coup aux yeux de l’Europe comme des barbares : ils sont autres et ne rentrent pas dans les référentiels de l’Europe occidentale. Les Balkans sont aussi restés à l’écart des grandes réformes de la Révolution industrielle, de la réforme politique issue de la révolution française (droit de propriété, individualisme…). C’est déterminant pour comprendre la situation actuelle, et les enjeux à venir !
Si les valeurs de l’individus sont considérées comme secondaire, ça permet de comprendre en partie les spécificités des crises des Balkans : « les communautés se referment les unes sur les autres en s’interdisant toute coexistence possible » (rôle des pouvoirs en place dans ce processus).
L’argument européen doit donc dépasser le poids de communautarisme, être rassembleur, moteur de vraies réformes structurelles. Hubert Védrine disait que « le défi de l’Union européenne est bien l’européanisation des Balkans ». Cette européanisation des Balkans est un des enjeux centraux du pacte de stabilité, lequel n’inclut pourtant pas de lignes sur la culture, alors même que le projet européen est fortement imbriqué dans la donnée culturelle, avec les valeurs issus de la philosophie des Lumières, des droits de l’homme, etc.
D’où il revient à l’Union européenne d’utiliser la culture comme un outil privilégié de cette européanisation, d’une réconciliation et de la consolidation de la paix, prélude essentiel à l’intégration à son projet politique.
Les Balkans se voient-ils, se comportent-ils comme des peuples ? Des nations ? Des Etats Nations ? Les éléments du passé s’imbriquent avec le présent, et font souvent obstacles au nouveau processus de construction d’Etat nation. L’enjeu est de taille dans les Balkans, il s’agit de dépasser les dissensions passées, de retrouver des valeurs communes, partagées, transversales aux peuples et qui pourraient servir de ciment à la construction d’identités stables. La culture est selon moi un élément clé à la réussite de ce processus, un outil qui n’a pas de sens s’il n’est pas associé à des réformes économiques, institutionnelles, politiques, mais qui n’en reste pas moins primordial dans une optique de réconciliation, de dialogue, et de construction, ou reconstruction, d’identités nationales.
La question est de savoir si ça se fait par le biais de l’intégration (sauter étape de l’Etat nation ?) ou procède plus par étapes. L’Union européenne doit véhiculer des valeurs démocratiques, et les Balkans doivent s’approprier ces valeurs : la démarche proactive est essentielle. Elle relève de leur responsabilité, ce n’est pas un acquis, c’est quelque chose qui se « travaille » au quotidien, d’autant plus quand ils doivent faire face à plein d’autres défis, notamment économiques, et qu’ils doivent combler les lacunes historiques.
Il est de la responsabilité de l’Union européenne, pour la propre stabilité de son projet, de soutenir ces processus de transition en utilisant des approches différenciées, mettant en valeur des particularismes culturels, notamment au moyen de l’art, et de faire dialoguer les identités entre elles.
L’art dans les guerres des Balkans est politique parce qu’il donne une visibilité à ce que les autorités tentent de cacher ou ignorent de manière délibérée, et permet une liberté d’expression qui est censurée par le pouvoir. Outre la création d’œuvres artistiques, l’existence de centres culturels, de lieux dédiés à la culture et à l’art peut être un acte politique en soi.
On peut s’interroger de savoir dans quelle mesure la culture peut être vecteur d’engagement politique pour les populations. Comment permet-elle de passer de la contemplation à l’action ?
L’art est politique parce qu’il interroge des sujets politiques. La création artistique est particulièrement intéressante car l’art se fait souvent l’analyseur de l’histoire contemporaine, de la société, et ne reste pas dans un certain narcissisme comme ça peut être le cas à l’Ouest. L’art est dans l’action, en phase avec les vrais enjeux humains, de sociétés, il contrebalance les excès du nationalisme, du retour sur le passé, en s’inscrivant dans l’actualité immédiate et en se projetant dans le futur. La création artistique est d’une richesse et d’une efficacité redoutable.
Selon André Rouillé
La proximité [des artistes des Balkans] avec l’histoire (…) et ses paroxysme confère à leur art une singularité : celle d’avoir à compter l’histoire parmi leurs matériaux. (…) Leur art est politique en ce qu’il donne une visibilité aux individus et aux situations que l’exclusion et la domination s’efforcent de rendre invisible
Résumé du séminaire organisé par banlieues d’Europe – Berlin 27-28/09/2002 – « Pratiques culturelles innovantes dans les pays d’Europe du Sud Est »
L’art n’est pas dans une finalité première esthétique mais engagée, pour dénoncer, pour faire prendre conscience, pour se battre pour une liberté d’expression, pour le dialogue et les échanges, pour lier les peuples, pour transcender les barrières, les frontières physiques ou mentales, pour faire prendre conscience aussi à l’international.
L’art, même s’il n’a pas d’impact direct sur les décisions politiques, permet d’impulser une réflexion, d’interroger, de faire prendre conscience. Il a un impact très fort sur le symbolique, sur les représentations du pouvoir qu’ont les sociétés et participe dès lors à faire évoluer les mentalités, les prises de positions, et donc les décisions politiques dans le fond. L’art est une expression d’un système social, et sert de vecteur de communication d’options politiques.
Il prend tout son sens dans la mesure où il donne la parole, offre une véritable liberté d’expression, crée des ilots dans les sociétés censurées, enfermées, selon J. Hurstel.
En particulier on va assister à un phénomène de création de centres culturels, îlots de culture dans la ville, qui témoignent d’une volonté de réappropriation de l’espace urbain, et de création et de développement d’espaces de liberté, pluridisciplinaires, axés sur les échanges, sur les rencontres croisées, sur le dialogue et l’apprentissage de l’autre.
Toujours en Serbie prenons l’exemple du CZKD (Centar za kulturnu dekontaminaciju), centre pour la décontamination culturelle, qui a été créé le 1er janvier 1995 par Borka Pavicevic (intellectuelle et dramaturge serbe), en plein conflit armé et sous le régime ultra nationaliste de Slobodan Milosevic.
Il est intéressant de noter que même son nom découle directement de l’environnement dans lequel il s’érige. Pourquoi décontamination culturelle ? Le centre culturel s’est donné comme but premier de lutter contre une société et des esprits contaminés par le fléau du nationalisme, ce qui marque un vrai radicalisme. Selon les propos de Borka Pavicevic, le CZKD est un espace dédié à « la transformation d’une société toute entière contaminée par la haine, le nationalisme et les forces de destruction. » Le centre culturel symbolise une échappatoire, un espace alternatif, une poche d’air dans une société totalement asphyxiée par le nationalisme.
« Borka Pavicevic […] parce qu´elle pense que Sarajevo et la Bosnie-Herzégovine demeurent l´ultime trace de » yougoslavisme » dans des Balkans dévastés, et qu´elle n´a pas supporté que l´armée serbe bombarde cette ville symbolique, a créé son association en organisant à Belgrade une exposition intitulée » Vivre à Sarajevo « . »
D’autres actions mémorables, en terme de tolérance et de respect de l’autre se sont tenues en dix ans, plus de 2000 à l’heure actuelle, telles l’accueil de collectif très engagés contre le nationalisme comme le groupe Skart (plasticiens), le développement d’échanges et le renforcement de la coopération artistique avec les pays ex-yougoslaves, et européens, ou encore la venue de Slobodan Snajder en 1999, grand dramaturge croate. Tout ceci, dans une société encore traumatisée par les guerres, représentait un geste politique et un engagement humain très fort contre la xénophobie.
La scène alternative serbe offre une forte résistance à la propagande va-t-en-guerre et à la dictature nationaliste, même si le manque d’argent l’a fortement pénalisée dans ses ambitions.
La forme populaire et subversive du théâtre et de l’art en général s’exprime dans la rue et les lieux alternatifs, et jamais dans les institutions qui présentent un art servile, outil d’une propagande idéologique.
On peut néanmoins se poser la question de l’impact de cette création alternative. Est-ce un moyen de purger sa colère ? Parvient-elle à susciter une réelle prise de conscience ? Cette prise de conscience s’effectue t-elle durant le conflit ou a posteriori ?
Et cette fonction d’exutoire n’est-elle déjà pas une finalité en soi, pleine de sens ? C’est en effet une démarche nécessaire.
Autre exemple, dans Sarajevo assiégé, les formations de théâtre qui voulaient jouer envers et contre tout ont maintenu une des rares formes de vie publique en jouant dans la rue, symbolisant un vrai mouvement de résistance à la barbarie armée du nationalisme serbe. En 1994 une tournée européenne de comédiens sarajéviens, jouant dans des mises en scène de Haris Pasovic, a bouleversé l’Europe du théâtre, mais aussi non théâtrale.
Enfin on peut souligner que les nouvelles formes de l’art (internet, numérique…) sont beaucoup utilisées, pour permettre d’échanger et dialoguer avec l’extérieur en dépassant les barrières physiques. Il s’agit de rendre disponible l’art, l’information partout dans le monde, sans se soucier de l’environnement, des guerres et ainsi de concentrer sur le message artistique. Offrir une visibilité, faire connaître, sont des démarches nécessaires à toute prise de conscience.
La création artistique pâtit forcément de cette situation, et le manque de dialogue, de moyens financiers surtout appauvrissent la créativité et fait qu’elle ne s’enrichit pas, ou avec grande difficulté, des apports extérieurs. Elle est dans la radicalité ou dans la propagande, et se retrouve ainsi figée pendant la période la plus traumatisante des conflits.
Les artistes sont souvent contraints à l’exil pour créer, et sont dépendant des aides financières des fondations, de la communauté internationale (SOROS, Conseil de l’Europe, fondation du Roi Baudouin…) Néanmoins la survalorisation du passé du nationalisme a laissé la place à une « fronde », ses excès engendrant une compensation dans une créativité alternative d’une extrême richesse et d’une grande qualité, qui existe malgré ce manque de moyens.
Une fois les armes déposées l’expression artistique va représenter un véritable enjeu et ouvrir la voie à la réconciliation. En prise direct avec son environnement, elle va aussi participer à l’intégration du passé pour avancer, renouer le dialogue, pousser à des prises de consciences pour éviter de reproduire les erreurs du passé, participer à la (re)construction identitaire. L’international va jouer un rôle extrêmement fort dans ce processus, que ce soit en terme de financement, ou d’impulseur de réformes.
L’art va participer à la reconstruction identitaire, au dialogue, et donc à une certaine réconciliation entre des peuples qui s’entredéchirent depuis des années.
L’après guerre : quels enjeux pour la création artistique ?
Les changements conjoncturels et la création émergente
Le changement de contexte, de conjoncture, fait que la finalité de la création artistique évolue.
La fin des conflits armés en 1999, la chute des figures de l’opposition vont amener la création artistique à se définir en soi et non pas contre
La question est de savoir comment « ces projets, crées dans un contexte particulier, envisagent leur développement dans les années à venir et quels rôles ils peuvent jouer dans cette perspective » [Séminaire organisé par Banlieues d’Europe – Berlin 27-28/09/2002 – « Pratiques culturelles innovantes dans les pays d’Europe du Sud Est »]
La pérennisation des actions est essentielle pour avoir un impact sur le long terme. Trouver un sens en soi et pas en réaction contre, pour continuer à mobiliser et à progresser, pour rester en prise avec les problématiques posées par l’environnement qui lui évolue, est une problématique centrale pour le CZKD. Pendant ses premières années d’existence le centre de décontamination culturelle a puisé son sens dans sa définition contre le régime, pour œuvrer à la modernisation de la société yougoslave brimée par le nationalisme et les violences.
Le centre a fait en quelque sorte office de maison de la culture d’opposition.
Le contexte historique a été bouleversé en octobre 2000 avec la fin de l’ère Milosevic, ce qui a représenté une sorte d’accomplissement, une finalité des actions culturelles menées. Le CZKD a perdu son principal ennemi, ou tout du moins son symbole. Il n’en reste pas moins qu’il faut avancer, continuer à créer et à s’engager, parce que l’ombre du nationalisme plane toujours et que, comme le fait remarquer Borka Pavicevic reprenant les propos de Brecht, « le ventre de la bête est encore fécond ».
Même si le CZDK est parfois aujourd’hui « dépassé » par des lieux encore plus alternatifs (n’oublions pas qu’il est lui-même devenu une sorte d’institution, notamment avec la figure de Borka Pavicevic), il doit trouver l’énergie de mobiliser, de fédérer dans une logique de pérennisation autour d’un sens qui dépasse la seule urgence conjoncturelle.
La question des conflits récents transparaît dans tous les projets, dans les initiatives. Le contexte a laissé une empreinte forte : comment l’art va-t-il évoluer ?
La restructuration des politiques culturelles est un processus nécessaire pour rééquilibrer les rapports institutionnel/privé, particulièrement déséquilibrés dans les Balkans. L’institutionnel écrase vraiment le privé (c’est un rapport de l’ordre de 80% pour l’institutionnel contre 20% pour le privé) : il y a beaucoup à faire pour donner la liberté d’expression à la création indépendante. Ça passe déjà par le fait de lui donner les moyens d’exister, surtout au sein de son pays ! Trop d’artistes sont obligés de s’expatrier pour commencer leur carrière. Il s’agit de développer une certaine décentralisation pour donner plus de moyens et de responsabilités aux villes, aux régions.
Quelle image veulent transmettre les pays des Balkans à travers leurs échanges culturels ?
L’identité est un processus dynamique, résultat mouvant entre l’image qu’on se fait de nous et l’image que l’extérieur nous renvoie de nous. Les interactions permanentes entraînent une redéfinition perpétuelle, et la confrontation / ouverture à l’extérieur peut être déstabilisante identitairement, d’autant plus qu’il s’agit de dépasser la vision extérieure plutôt négative qui prédomine sur la région.
La réconciliation et la reconstruction identitaire
Durant la guerre, il y a eu des prises de position très claires des artistes par rapport à la décomposition de l’ex-Yougoslavie. D’un coup la guerre a généré un refus de l’identité yougoslave par la désignation de manière forcée et contrainte d’identités serbe, croate, bosniaque. Il n’y a eu aucun consensus autour de la « création » des identités nationales.
Des vérités particulières se sont imposées, serbes, croates, musulmanes etc., chacune étant considérée comme seule valable. Aucune situation ne peut donc connaître un aboutissement satisfaisant pour tous dans ce contexte.
Cette imposition d’une identité a eu un impact très fort et a fortement marqué la création artistique. On retrouve donc souvent des références au passé titiste, garant d’une certaine liberté, en réaction contre ce qui est imposé et « communautarisé ».
Aujourd’hui une des questions centrales est de savoir comment ces pays ont négocié leur « ex-yougoslavité » (réussie ou non) Comment il est possible de (ré-)apprendre à vivre ensemble. La culture pour un enjeu de réconciliation, de dialogue très fort. La culture de l’autre peut être source de richesse.
Le rôle de l’Union européenne
L’Union européenne se donne pour mission d’être un vecteur de paix, de démocratie, particulièrement dans les Balkans, région souvent envisagée sous un biais sécuritaire. Quelle est la place de la culture dans ce processus ?
La culture apparaît comme un instrument privilégié pour renouer avec un dialogue, des échanges, elle détient donc un rôle central dans le processus de réconciliation.
Par ailleurs l’idée « d’européanisation » des Balkans est centrale. Il s’agit de leur transmettre les valeurs fondamentales des droits de l’homme et des Lumières pour établir une paix durable.
Or l’Union européenne, très impliquée dans les réformes structurelles économiques, politiques, ne fait rien, en son nom propre, pour la culture : pas une ligne dans CARDS ou dans le Pacte de stabilité.
Des acteurs comme le conseil de l’Europe (MOSAIC) ou la Fondation européenne de la culture (programme Enlargement of minds) en revanche s’impliquent beaucoup. Les réseaux informels, les coopérations artistiques internationales directement entre artistes (et non pas sous l’égide d’un programme) se développent énormément.
La problématique du financement est centrale, notamment dans une optique d’indépendance des artistes des Balkans. Aujourd’hui la dépendance aux fondations, aux ONG, etc. est encore trop forte. Par exemple le désengagement de la fondation SOROS a laissé un vide qui porte un réel préjudice à la création artistique et culturelle.
Dans les Balkans il faut désormais reconnaître les droits qui ont été niés pour que s’établisse une véritable démocratie. Les dangers du communautarisme sont encore très présents, notamment dans son excès qui s’exprimerait dans un certain nationalisme, il faut donc agir avec circonspection. Notamment la reconnaissance de ces droits dont ont été privées les sociétés balkaniques ne doit pas être contradictoire avec la liberté des individus.
C’est à dire qu’il est essentiel que l’Etat reconnaisse les communautés sans les folkloriser, pour qu’elles ne perdent pas leur identité, sans toutefois les enfermer dans leurs particularismes, et dans un communautarisme exclusif. Les droits de l’homme, symbole de valeurs universelles, doivent être respectés…
L’Union européenne a un rôle majeur à jouer dans cette optique, elle doit elle aussi être très attentive à reconnaître et à valoriser les particularismes de chaque identité pour les faire dialoguer entre elles, et ne pas avoir d’approche « homogénéisante ».
Les Balkans sont indéniablement une région européenne du point de vue de la géographie, mais qui n’a pas été partie prenante du mouvement des Lumières qui fonde l’européanisation (Entretien avec Michel Foucher, Comprendre les identités culturelles, PUF 2000). Par ailleurs si dans le domaine des idées et de la philosophie, d’un certain humanisme, les Balkans sont resté à l’écart et apparaissent du coup aux yeux de l’Europe comme des barbares : ils sont autres et ne rentrent pas dans les référentiels de l’Europe occidentale. Les Balkans sont aussi restés à l’écart des grandes réformes de la Révolution industrielle, de la réforme politique issue de la révolution française (droit de propriété, individualisme…). C’est déterminant pour comprendre la situation actuelle, et les enjeux à venir !
Si les valeurs de l’individus sont considérées comme secondaire, ça permet de comprendre en partie les spécificités des crises des Balkans : « les communautés se referment les unes sur les autres en s’interdisant toute coexistence possible » (rôle des pouvoirs en place dans ce processus).
L’argument européen doit donc dépasser le poids de communautarisme, être rassembleur, moteur de vraies réformes structurelles. Hubert Védrine disait que « le défi de l’Union européenne est bien l’européanisation des Balkans ». Cette européanisation des Balkans est un des enjeux centraux du pacte de stabilité, lequel n’inclut pourtant pas de lignes sur la culture, alors même que le projet européen est fortement imbriqué dans la donnée culturelle, avec les valeurs issus de la philosophie des Lumières, des droits de l’homme, etc.
D’où il revient à l’Union européenne d’utiliser la culture comme un outil privilégié de cette européanisation, d’une réconciliation et de la consolidation de la paix, prélude essentiel à l’intégration à son projet politique.
Les Balkans se voient-ils, se comportent-ils comme des peuples ? Des nations ? Des Etats Nations ? Les éléments du passé s’imbriquent avec le présent, et font souvent obstacles au nouveau processus de construction d’Etat nation. L’enjeu est de taille dans les Balkans, il s’agit de dépasser les dissensions passées, de retrouver des valeurs communes, partagées, transversales aux peuples et qui pourraient servir de ciment à la construction d’identités stables. La culture est selon moi un élément clé à la réussite de ce processus, un outil qui n’a pas de sens s’il n’est pas associé à des réformes économiques, institutionnelles, politiques, mais qui n’en reste pas moins primordial dans une optique de réconciliation, de dialogue, et de construction, ou reconstruction, d’identités nationales.
La question est de savoir si ça se fait par le biais de l’intégration (sauter étape de l’Etat nation ?) ou procède plus par étapes. L’Union européenne doit véhiculer des valeurs démocratiques, et les Balkans doivent s’approprier ces valeurs : la démarche proactive est essentielle. Elle relève de leur responsabilité, ce n’est pas un acquis, c’est quelque chose qui se « travaille » au quotidien, d’autant plus quand ils doivent faire face à plein d’autres défis, notamment économiques, et qu’ils doivent combler les lacunes historiques.
Il est de la responsabilité de l’Union européenne, pour la propre stabilité de son projet, de soutenir ces processus de transition en utilisant des approches différenciées, mettant en valeur des particularismes culturels, notamment au moyen de l’art, et de faire dialoguer les identités entre elles.