Le swing, synthèse du temps vécu et du temps ontologique.
La musique inauthentique
Divertissement et communion dans la musique inauthentique
Nous appellerons musique inauthentique toute musique se servant des structures musicales (le rythme, l’harmonie) mais aussi des perceptions phénoménologiques (la fête, le divertissement, la communion) des musiques authentiques afin de promouvoir l’essor de la nouvelle société capitaliste : permissif pour le consommateur, oppressif sur le producteur.
Nous avons montré dans un premier temps comment le néocapitalisme a récupéré la musique jazz en lui ôtant le swing et comment cela a permis à toute une nouvelle classe de s’affranchir de l’ancien modèle capitaliste, basé sur l’austérité morale, via le rock. Il nous faut maintenant montrer comment elle a détourné à son profit deux caractéristiques de la musique authentique : le divertissement et la communion.
La récupération des musiques authentiques (populaires ou jazz) par le système capitaliste ne porte pas uniquement sur la structure même de la musique mais aussi sur leur perception phénoménologie ou si l’on veut sur leur vécu au niveau de l’individu. Elle s’appuiera sur deux valeurs de la musique populaire : le divertissement et la communion. Le divertissement, dans la musique populaire authentique, ne se propose pas de but, il est sa propre fin. Tout comme la communion autour d’un répertoire de chanson n’a pas d’autre but que de s’ouvrir à l’autre : on chante une chanson à l’occasion d’une fête familiale entre amis ou collègues de travail.
Le divertissement dans la société néocapitaliste est devenu la publicité de la musique, il est ce qui empêche de penser à soi,[12] il est devenu le garant d’oublier de façon permanente sa condition. Il est à noter que dans les pays anglo-saxon où les arts se cachent moins qu’en France d’être la publicité du capitalisme, le terme d’artiste soit remplacé par le terme d’ «entertainer», que nous pourrions traduire par divertisseur. Ainsi les médias français parleront de l’artiste Madonna ou au mieux de star alors qu’elle-même se décrira comme un «entertainer».
La musique dans le paradigme néocapitaliste ne permet pas non plus une ouverture à l’autre, malgré l’illusion de certains concerts réunissant plusieurs milliers de personnes, ou les communions proclamées par les médias autour de star de la chanson[13], elle n’est que fétichisme à la marchandise-divertissement. La star en l’occurrence ne servant que de valeur symbolique à l’ensemble des autres marchandises. Ainsi elle ne peut être ni retour à soi, ni ouverture à l’autre, par sa nature même de marchandise. Toutefois pour se vendre elle-même et cacher sa vraie nature, elle s’appuie sur les valeurs de la musique authentiquement populaire comme elle l’a opéré au niveau de la technique musicale.
Le voile des buts de la musique inauthentique : le langage
Il ne suffit pas à la musique inauthentique de transformer en tics les structures et les perceptions de la musique authentique, il lui est nécessaire de maquiller l’industrie du divertissement. Pour cela une novlangue[14] sera créée afin de faire accepter comme un état de fait cette nouvelle musique et ces nouveaux artistes.
En France, où subsistent encore des formes de l’ancien capitalisme (famille, Etat) et des traditions populaires, il faudra changer le sens des mots ou les englober dans une réalité tellement vague qu’ils perdent tout sens. Cette particularité s’explique en grande partie par l’histoire de la constitution de la bourgeoisie née après Mai 68.
D’un côté la bourgeoisie gérant le procès de production représentée par la droite libérale, de l’autre la bourgeoisie gérant le procès d’animation représentée par la gauche libertaire. C’est cette bourgeoisie libertaire qui selon son inconscient de classe cache la marchandise-divertissement par un vocabulaire sortant de toute logique marchande (culture, arts, artistes) occultant ainsi tout espoir de remise en question du système économique et social. Ce phénomène d’occultation aura lieu avec le rock, comme elle aura lieu avec les musiques contestatrices des années 1980-1990.
Les abus de langage de la bourgeoisie libérale-libertaire permettra outre de substituer le sens des mots (divertisseur = artiste), d’opérer une fausse distinction à l’intérieur de la musique qu’elle génère. Ainsi la musique commerciale sera distinguée de la vraie musique[15]. Cette distinction qui distingue sera observée avec justesse par Pierre Bourdieu[16], cependant elle n’est pas une distinction entre regard de classe mais fausse distinction permettant uniquement de créer une distinction intra-classe : « La bourgeoisie n’est pas constitutive de l’affrontement bourgeoisie-classe ouvrière. De classe à classe, on ne se snobe pas, car ce n’est pas le problème : on ne se rencontre jamais dans les lieux de la concurrence mondaine. Et pour cause : la classe ouvrière n’en produit pas et elle est écartée de ceux de la classe dominante. On ne se dispute pas les mêmes femmes, les mêmes métiers, les mêmes rôles sociaux et familiaux »[17].
Tout un nouveau lexique servant à cacher le caractère mercantile de l’industrie du divertissement sera créé autour du mot culture. Ainsi au début des années 1980 sous le ministère de Jack Lang toute production deviendra culturelle et ces productions rentreront dans les catégories créées à cet effet : culture urbaine, culture populaire… Dans le même temps, la culture ouvrière et les ouvriers seront ringardisés et son vocabulaire rejeté dans l’oubli alors que : « derrière les mots ou plutôt derrière l’absence de mots, il y a malgré tout des réalités sociales et culturelles »[18].
La politique dans la musique populaire inauthentique.
La musique inauthentique reprendra les codes et structures de la musique populaire et jazz (le rythme) et ses valeurs (divertissement, communion), elle adjoindra une portée politique se voulant révolutionnaire mais qui ne sera que contestation ouvrant de nouveaux marchés selon le schéma de la consommation transgressive.
Il faut observer que la musique populaire authentique ne se considère pas en soi comme politique ou ayant une vision des changements sociaux, ce n’est pas La Marseillaise qui provoqua 1789, ni Le temps des cerises qui amena la Commune et encore moins L’Internationale qui fit tomber le régime tsariste en 1917, elles sont vécues tout au plus comme chant de ralliement ou de communion autour de valeurs communes.
Si la musique populaire inauthentique doit porter en elle une contestation permanente des valeurs bourgeoises – critique qui se manifestera par une remise en question de l’État et ainsi de l’école, de la police et de la classe politique – c’est qu’elle doit préparer au futur esprit du capitalisme. Ainsi chaque musique contestatrice aura ses avancées qui toucheront aux habitudes des modes de consommation. Le rock apportera le jean et la libération sexuelle, le reggae donnera une vision romantique à la consommation de marijuana, le punk ouvrira d’immenses marchés aux tenants des « no future ».
Le rap, ainsi que toute musique inauthentique, apportera avec lui de nouvelles contestations politiques : « davantage considéré comme subversif – voire irresponsable – que comme politique au sens rigoureux du terme, le rap se veut pourtant une forme d’expression en prise directe avec le réel ; à cet égard les rappeurs ne peuvent esquiver la question politique ».[19] Pourtant les rappeurs voudraient qu’on arrête de leur donner un rôle politique, « ils veulent des subventions comme n’importe quel artiste ».[20]
Ainsi pour comprendre si le rap est une marginalité marginalisée comme le jazz ou fausse contestation[21] comme le rock et ses avatars servant à créer de nouveaux marchés en participant aux changements incessants du nouveau capitalisme, il faut analyser l’histoire et l’esthétique de ce mouvement ainsi que ce qui se joue entre le pouvoir et ces nouvelles musiques contestatrices.