Valérian GUILLIER
Le « post scriptum sur les sociétés de contrôle » de Deleuze[1] écrit en 1990 constate la transition de la société disciplinaire vers la société de contrôle. D’une société qui enferme à une société de « contrôle à l’air libre ». Le contrôle que Deleuze entrevoyait s’est largement répandu et a, allié au « capitalisme de surproduction », terrassé les mouvements sociaux et l’organisation collective et provoqué la dilution des oppositions sociales, permettant de s’identifier dans la masse ; le collectif, a laissé place à un contrôle flou, indéfini, mais surtout permanent sur l’individu, le « dividuel ». Il a rendu possible la construction de nébuleuses économiques, et la surveillance large de nombreux dissidents. Le marketing était devenu l’instrument du contrôle social. L’homme n’était plus l’« homme enfermé », mais l’« homme endetté ».
Il semblerait que nous vivions déjà une nouvelle transition, non pas de degré mais bien de nature vers ce que l’on pourrait nommer la société du doute. Elle se construit activement depuis septembre 2001, bien que son origine soit probablement antérieure. Dans la société du doute, il ne s’agit plus d’un contrôle permanent – bien qu’encore discret (au sens mathématique), c’est à dire porté sur un nombre défini de personnes – mais de la suspicion généralisée. Il ne s’agit plus de savoir si l’on est sous surveillance. Il s’agit de savoir que l’on peut tous l’être ; Partout et tout le temps. Si l’instrument du contrôle était l’ordinateur, celui du doute est l’objet connecté et subséquemment localisable (par triangulation GSM, WiFi ou GPS) : des greffons connectés en permanence, et dont la déconnexion est déjà un indice. Deleuze envisageait dans son futur proche un « collier électronique » pour s’assurer du contrôle ; ce sont les réseaux et notre dépendance aux technologies dites « sociales » qui nous font choisir de porter ce collier modernisé, assujettissement volontaire.
Le dogme de la sécurité est le prétexte de dérives grandissantes. Nous entrons en effet dans une période connectée ou celui qui est innocent doit le prouver. Il est nécessaire de justifier la déconnexion, le refus d’être joignable constamment et à vie. Il s’agit de pouvoir affirmer sans cesse qu’on n’a « rien à cacher ». La vie privée est donc interdite. Les comportements « suspects » c’est à dire incohérents – ou encore humains – sont détectés par les machines et donnent parfois lieu à des privations de liberté. L’humain confie le contrôle à la machine et annihile l’irrégularité, le hasard, l’improvisation, car ceux-ci sont sources de soupçon. Les lois de tous les pays (en France : LOPPSI, DADVSI, HADOPI ou la récente loi de programmation militaire pour n’en citer que quelques unes) et les accords internationnaux tendent à remettre en cause la présomption d’innocence et le pouvoir central de la justice comme régulateur des sociétés. Ainsi, la courte trêve qu’aura été la présomption d’innocence s’achève lorsque l’on peut être condamné à des privations de libertés fondamentales, être mis sous surveillance, sans décision d’un juge au titre de lois d’exceptions intimement liées au doute et à la suspicion (terrorisme, « piratage », immigration, etc.).
La « propriété intellectuelle » devenue omniprésente[2] procède aussi de la logique du doute. La multiplication des brevets et les possibilités de surveillance des réseaux offertes donnent à craindre à celui qui innove. Il s’expose en effet aux ayants-droits multiples, investis de trouver le moyen d’interdire ou d’être rémunérés, remettant en cause l’idée même de culture (c’est à dire ce qui est mis en partage) et de l’innovation (le découvreur placé sur les « épaules de géant » selon Newton). Et cette tâche est de plus en plus confiée à des algorithmes, à l’instar ContentID mis en place par Google pour Youtube[3].
La société du doute repose sur l’algorithme, la boite noire : la machine décide. L’algorithme est une nouvelle forme de l’arbitraire sous la forme de l’objectivité et de la neutralité illusoires de la machine. Les succès sont mesurés à l’aune de statistiques. Un pourcentage de réussite au brevet ou au baccalauréat permet de classer les établissements. L’employabilité est en passe de devenir la nouvelle unité de mesure de la qualité d’un enseignement (devrait-on déjà dire apprentissage) universitaire. Des maladies éradiquées dans nos sociétés réapparaissent, mais uniquement en proportion « raisonnable ».
C’est le sort des populations des sociétés du doute que de craindre le coup sans savoir d’où il sera porté. L’individualisation des salaires et des conditions de travail décrite par Deleuze a laissé la place à des régressions dans les conditions d’emploi et les salaires (directs ou indirects – comme la retraite, par exemple) imposées par la peur de la perte d’emploi, au prétexte fallacieux de la mondialisation. L’entreprise n’est plus concentrée, ni délocalisée, elle est mondialisée. Les flux financiers jusqu’à plusieurs fois par seconde d’une filiale à l’autre sont détachés de toute forme de réalité d’échange de valeurs et a fortiori de biens. Après la taupe et le serpent, voici venu le temps du poulpe. Les ramifications tentaculaires des entreprises et leurs collusions avec les milieux politiques et mafieux ne sont rendus possibles que par des écrans de fumée activement élaborés de façon professionnelle, afin de concentrer les richesses et les produits du capital plus qu’il n’a été possible dans les sociétés souverainistes puis du contrôle. « L’homme endetté » des sociétés de contrôle a laissé sa place à l’homme apeuré, de tout le monde et de tout perdre. La crainte d’être exclu, d’être enfermé, de perdre ses biens annihile les capacités de révolte. La personne sans domicile fixe, le terroriste, l’étranger sont les épouvantails omniprésents d’un spectacle bien huilé. Comme Deleuze associait la situation dans l’entreprise de la société du contrôle aux « jeux télévisés idiots », il n’est pas surprenant de voir survenir au début des années 2000 la « télé-réalité » : surveillance permanente, exclusion arbitraire et unilatérale, humiliation, contre la promesse d’une reconnaissance factice ;
Perspectives
Tel l’outil jeté dans les engrenages arrête les « machines énergétiques », comme le bug peut perturber les outils de contrôle, l’information est l’outil du saboteur moderne. C’est pour cette raison que la presse et en particulier la télévision l’ont abandonné, au profit du fait-divers (légitimant le contrôle) puis de la rumeur (instaurant le doute sur l’information même). Le Whistleblower, le lanceur d’alerte sont les nouveaux traîtres, parce qu’ils parviennent, localement et provisoirement à dissiper l’incertitude. La donnée est la nouvelle ressource. La puissance de calcul (c’est à dire de stockage et de de recoupement) les nouvelles armes. Elles peuvent être centralisées et laissées aux États (à des fins de surveillance et contrôle des peuples), aux entreprises plus riches et puissantes que certains d’entre eux (à des fins commerciales), ou constituées et utilisées par des citoyens, de façon décentralisée et partagée (Open Data, Open Knowledge, Open source Software)
Les dystopies des livres de science-fiction ne pouvaient correspondre à ce qu’est la société actuelle. Fondant leurs hypothèse sur une société souverainiste ou de contrôle, la science-fiction ne pouvait pas anticiper l’acceptation de l’arbitraire fondée sur le désir de reconnaissance, la peur et la béate croyance technophile. Si les effets des engagements pris aujourd’hui (avec les entreprises ou les États voire les deux) ne seront donnés à voir que dans quelques années, plusieurs des conséquences Commencent à être visibles à la marge : les télécrans sont devenus timeline et personne n’est responsable de notre situation : nous nous sommes asservis spontanément à la technologie, à la peur, au doute.
La réintégration du vocable et des pratiques résistantes dans un dialecte et des pratiques « autorisées » est en cours. L’ouverture des données, l’éducation populaire et la culture sont les outils de la résistance dont le coût rend possible, voire probable la compromission. Si le doute n’existe que parce que les populations l’acceptent et le perpétuent, c’est probablement un point commun avec les sociétés du contrôle et souverainistes, qui n’ont pas accouché de sociétés meilleures, malgré l’identification de leurs limites et les réactions qu’elles ont suscité. Aux jeunes gens « motivés » de Deleuze succèdent les jeunes gens « généreux », prêts à partager avec le monde et donc ceux qui en feront commerce ou qui le surveilleront leur vie privée, leurs créations sans protection. L’encre des poulpes rend occulte toutes les eaux.