Michelle van WEEREN
Les Luddites étaient des ouvriers textiles anglais qui, lors d’une émeute à Manchester en 1811 – 1812, brisèrent des machines à tisser pour protester contre les nouvelles méthodes de travail mécaniques. Ils tirent leur nom d’une figure mythique, Ned Ludd, qui aurait détruit la machine de son maître à la fin du XVIIIe siècle et qui est devenu le symbole de ces mouvements de contestation sociale. L’histoire des Luddites est souvent citée comme une anecdote qui illustre l’irrationalité de ceux qui craignent les changements induits par le progrès. Car ces machines n’étaient-elles pas juste de simples outils, facilitant le quotidien des travailleurs ? La réponse n’est pas si simple. On ne peut pas penser l’Homme sans les outils techniques avec lesquels il s’entoure et qui lui servent à améliorer sa productivité et son confort. Or, la relation que l’Homme nourrit vis-à-vis de ces outils est ambivalente. Il ne s’agit pas, comme les technophiles aiment à le penser, d’un rapport fructueux qui contribue de manière linéaire au perfectionnement de la condition humaine. Il s’agit au contraire d’une relation caractérisée par des ruptures et des turbulences, où l’Homme s’est parfois retrouvé dans une situation désagréable, voire dans une position subordonnée par rapport à l’outil censé lui faciliter la vie.
Cet article retrace la face sombre du progrès et examine l’aliénation qui s’est produite, dans le paradigme moderne dominé par la croyance dans le progrès, entre les produits techniques et les utilisateurs d’une part, et les outils techniques et les travailleurs d’autre part. Il raconte aussi l’histoire d’une réponse récente et célébrée par de multiples voix à cette aliénation, qui cherche à réinventer la relation à la technique par la « démocratisation » des modes de production et de consommation de la technique.
Le progrès sans les travailleurs
Les Luddites n’étaient pas pris par une peur irrationnelle et conservatrice par rapport aux nouveaux moyens de production. Ils sentaient, tout simplement, que ces nouveaux outils étaient susceptibles d’influencer les rapports de pouvoir qu’ils entretenaient avec les possesseurs de ces outils ainsi que leurs conditions de travail de manière désavantageuse. Les machines à tisser automatiques n’étaient pas la propriété des ouvriers, mais des capitalistes possesseurs des usines. L’idée derrière leur introduction n’était pas en premier lieu de faciliter les conditions de travail des travailleurs, mais surtout d’accélérer la production du tissu. Suite à l’émergence de ces machines capables de se substituer à un artisan, ils avaient l’impression de perdre le contrôle sur leur métier. Puisque la machine pouvait rendre le processus de production plus rapide sans que cela demande des compétences spécifiques de la part des ouvriers, ces derniers se sentaient dépossédés de ce qu’ils pouvaient apporter de singulier à leur métier. Tout d’un coup ils se trouvaient dégradés du statut d’artisan à celui de simple travailleur. De plus, ils n’étaient plus maîtres de leurs processus de travail, car ils étaient désormais soumis au rythme de production déterminé par la machine. Le progrès technique était alors éprouvé comme une marche déterminée et irrésistible, il devenait angoissant et agressif. Celui qui travaillait et celui qui pensait le progrès étaient désormais deux personnes différentes (Simondon, 1958, p. 116).
Ces ruptures et bouleversements du XVIIIe et XIXe siècle sont symptomatiques d’un processus plus profond, dans lequel le progrès technique joue un rôle de facilitateur : la domination croissante de l’économie sur les autres sphères de la société. Depuis la Révolution industrielle, le culte de la productivité que nous connaissons toujours aujourd’hui s’est instauré petit à petit dans les sociétés industrialisées. Le rôle de la société s’en est trouvé progressivement diminué, jusqu’à ne plus être que celui d’un simple réservoir de facteurs de production. Alors que dans les sociétés préindustrielles, comme le met en avant Sahlins (1972), l’économie n’était pas au centre de la société mais conçue comme une simple méthode pour organiser les échanges pour que chacun puisse subvenir à ses besoins, on assiste au moment de la Révolution industrielle à une inversion des moyens et des fins. L’économie, qui était un moyen au service de la société, devient une fin en soi, et acquiert une valeur pour elle-même, indépendante de son utilité pour cette société.
Dans la mesure où l’emprise de l’économie sur la société n’a fait que s’intensifier lors de ces derniers siècles et que les objets techniques sont toujours, pour la plupart, célébrés comme des objets neutres destinés à améliorer la condition humaine, il n’est pas surprenant que les phénomènes qui jadis suscitaient la colère des Luddites constituent toujours un problème aujourd’hui. Car tout comme l’introduction des machines à tisser n’a pas forcément amélioré les conditions de travail pour les Luddites, l’automatisation progressive et l’influence croissante des technologies d’information et de communication à laquelle on assiste aujourd’hui n’ont pas eu que des avantages pour les ouvriers modernes.
L’automatisation dans l’industrie est souvent présentée comme un processus qui libéra les ouvriers d’une grande partie des efforts physiques et psychologiques du travail. Or, comme le montre Noble (1955) dans son analyse historique des effets du progrès technique sur la vie des ouvriers, depuis son développement dans les années 50, l’automatisation de l’industrie et des services n’a pas conduit à un allègement des tâches pour les travailleurs. Au cours de trente ans d’automatisation aux Etats-Unis, les salaires ont moins augmenté que la productivité (croissance de la production par personne de 115%, augmentation des salaires de 84% en moyenne), le nombre d’heures travaillées est resté stable ou a augmenté, et le chômage a fortement grimpé dans l’industrie et les services (données du Département du Travail des Etats-Unis et du Bureau des Statistiques du Travail, cités par Noble, 1995, p. 109 – 111). Il paraît donc que le progrès technique n’a pas été utilisé pour rendre la vie des travailleurs plus facile, mais uniquement pour augmenter la production et le profit des entreprises.
La plus grande menace de l’automatisation pour les travailleurs est toujours la même qu’au XVIIIe siècle : celle du chômage et de la déqualification. Comme le montre un article de The Economist de janvier 2015, la révolution technique est susceptible de creuser encore plus l’écart entre les favorisés, ceux qui ont fait les meilleures écoles de commerce et qui disposent du capital intellectuel nécessaire pour se trouver une place dans ce monde hautement technicisé, et les autres. Ce qui s’est passé pour la classe ouvrière à partir des années 60 s’opère maintenant pour la classe moyenne : des machines sophistiquées rendent superflu leur travail. D’après Andrew McAfee de la Sloan School of Management du MIT (cité dans The Economist, janvier 2015), 50% des postes actuels disparaîtront suite à l’automatisation. Le processus est déjà en marche : en Chine, le premier restaurant avec un personnel composé entièrement de robots a ouvert ses portes en 2010.
Une forme spécifique d’automatisation qui concerne la quasi-totalité des secteurs économiques est la domination croissante des ordinateurs dans les méthodes de travail. Parmi les avantages de l’informatisation on compte habituellement la simplification du travail et la disparition des tâches répétitives, confiées aux ordinateurs. L’informatisation est aussi réputée rendre le travail plus efficace et être un facteur important d’accroissement de la productivité. Or, ces effets positifs sont loin d’être univoques. La numérisation de l’économie est la plus grande menace pour des métiers traditionnels.
En Allemagne, des courtiers en assurance d’Allianz, la plus grande compagnie d’assurance du monde, peuplent encore des villes et des villages avec leurs agences aux devantures marquées de leur nom. C’est là que pendant des décennies, ils ont accueilli les habitants du quartier pour les conseiller en matière d’assurances. Mais en novembre 2016, Oliver Bäte, PDG du groupe, présente son « Renewal Agenda » pour 2018, avec comme élément clé la numérisation de l’ensemble des activités du groupe (Allianz, 24 novembre 2016). L’angoisse monte parmi les courtiers indépendants; 630 d’entre eux se sont associés à un groupe Facebook critique où ils échangent plaintes et inquiétudes (Wirtschaftswoche, le 6 mai 2015). Bon nombre de postes devraient être supprimés dans le cadre de la stratégie de numérisation des assureurs allemands, les estimations fluctuant entre un tiers et la moitié des postes actuels (Versicherungswirtschaft Heute, le 12 octobre 2016). D’ici 2018, les panneaux dotés du logo d’Allianz accompagnés du nom d’un courtier auront probablement quasiment disparu.
Certains avanceront que si la numérisation fait disparaître des postes, elle en crée d’autres. Il est vrai qu’en tant que spécialiste de l’informatique, on n’a pas à craindre le chômage dans ces temps modernes. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’on soit libéré des conditions de travail difficiles propres aux ouvriers du XVIIIe siècle. En réalité, l’informatique est à l’origine d’une nouvelle catégorie de travailleurs exploités. Les SSII (Société de Services en Ingénierie Informatique), ces entreprises qui envoient leurs employés informaticiens chez des clients où ils ont pour mission d’aider à instaurer ou à entretenir des systèmes d’information, sont connues pour les conditions de travail déplorables. Dans un article publié en 2009, Rue89 dénonce ainsi la pression au travail et la vente des compétences inexistantes pour placer le plus de salariés le plus rapidement possible. Ce qui nous intéresse également ici, est « l’obsolescence » rapide des compétences de ces informaticiens. L’article cite en effet un employé du secteur, qui explique le taux de turn-over élevé dans les SSII de la manière suivante : « L’informatique est un domaine en perpétuelle évolution. Pour les entreprises clientes, externaliser la main-d’œuvre permet d’éviter le risque de se retrouver avec des informaticiens périmés. » (Rue 89, le 12 mars 2009). Jacques Ellul l’avait déjà noté lorsqu’il écrivait Le bluff technologique en 1977 : lorsque le progrès technique s’accélère, le savoir technique devient de plus en plus rapidement obsolète (Ellul, 1977, p. 175).
Si le progrès technique peut mener au chômage ou à la déqualification pour certains, est-ce qu’il nous libère au moins des inconvenances du travail physique ? Pas forcément. L’élimination progressive du travail physique suite à la mécanisation n’a pas pour autant supprimé les maladies professionnelles, le stress ou la fatigue. Qui a déjà fait l’expérience d’exercer un travail sédentaire sur ordinateur pendant trente-cinq ou quarante heures par semaine, peut en mesurer les possibles et douloureuses conséquences : mal de dos, microtraumatismes répétés de la main, problèmes de poids. Certains scientifiques tentent de démontrer que les effets sur notre santé mentale et capacités intellectuelles peuvent également être nocifs. En effet, d’après certains travaux de recherche, les interruptions fréquentes que nous subissons dans cette époque caractérisée par la connectivité permanente perturbent notre cerveau et dégradent notre capacité de concentration (Markowetz, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 1er Octobre 2015).
Enfin, un autre changement, plus fondamental, s’est opéré dans les modes d’apprentissage modernes suite au progrès technique. En effet, la technicisation de l’enseignement implique une culture de l’intelligence pratique et non pas réflexive ou critique. Il faut apprendre à se servir des machines pour être capable d’exercer un métier. Dans les mots d’Ellul, ces connaissances pratiques « collent l’individu au concret sans aucune capacité intellectuelle autre qu’opérationnelle » (Ellul, 1988, p. 175). La victoire de la pratique sur la réflexion se reflète aussi dans le développement de l’enseignement supérieur. Avec l’augmentation de l’influence des techniques sur le fonctionnement de l’économie, les enseignements pratiques ont monté en influence et en notoriété. Aujourd’hui en France, les élèves sortis d’école d’ingénieur ou de commerce, qui ont appris des compétences concrètes directement applicables dans des secteurs économiques spécifiques, ont souvent moins de difficulté à trouver un travail que les étudiants ayant effectué des études plus théoriques et analytiques à l’université.
Malgré ces nombreux exemples de difficultés pour les employés induites par l’automatisation et l’informatisation, la technicisation des processus et lieux de travail ne fait généralement pas l’objet de négociations entre managers et salariés. Ceux qui demandent un débat démocratique sur ces sujets sont parfois même ridiculisés, comme le montre l’exemple d’IBM. En 1979, en réaction à des protestations contre la disparition de certains postes suite à l’informatisation, l’entreprise américaine rappelle à ses salariés que les Luddites étaient une menace pour l’économie britannique au XIXe siècle et que, à l’aube de la « nouvelle révolution industrielle », il convenait d’éviter ce type de protestation « futiles », puisque « it’s not progress itself which is the threat, it’s the way we adapt to it »[1]. Protester contre les nouvelles technologies comme le faisaient les Luddites serait aussi bête que de casser des horloges dans l’espoir que cela pourrait ralentir le temps (Robins et Webster cités par Jarrige, 2014, p. 298).
Le progrès sans les utilisateurs
Ce n’est pas uniquement chez les travailleurs que le progrès technique peut mener à l’aliénation. En observant la queue devant l’Apple Store au moment de la sortie de l’iPhone 7, le lien entre progrès technique et consumérisme est évident. Pour ces personnes qui attendent devant la boutique, l’iPhone n’est pas seulement un objet d’utilité pratique qui les aidera à mieux gérer leur vie quotidienne. C’est aussi et surtout un signe de prestige et de distinction sociale[2]. Posséder la dernière version d’un objet technique contribue à accroître son capital social, au même titre qu’une grande maison ou une voiture onéreuse pour la génération précédente. La consommation ostentatoire, concept forgé par Veblen lorsqu’il observait le comportement de la haute bourgeoisie américaine de la fin du XIXème siècle, et dont l’objectif principal est de confirmer un certain statut social et se démarquer de ses voisins, s’applique aujourd’hui aussi bien à la consommation des gadgets techniques. Des entreprises comme Apple ont bien compris que l’objectif primaire d’un téléphone portable aujourd’hui n’est pas d’effectuer des appels, et que beaucoup de consommateurs sont prêts à payer des sommes importantes pour un design élégant et une marque prestigieuse. La différence avec le monde de Veblen est que, avec l’augmentation des standards de vie dans les pays industrialisés et émergents, cette consommation est devenue une consommation de masse qui exacerbe les dégâts écologiques causés par le gaspillage.
Nombreux sont les auteurs qui ont écrit sur les liens entre progrès technique et consumérisme. Illich condamne une société peuplée d’homme-machines, qui ne connaissent pas la joie placée à portée de main, ou le « saut qualitatif qu’impliquerait une économie en équilibre stable avec le monde qu’elle habite » (p. 34). Ces usagers-consommateurs du monde moderne sont incapables d’envisager une « sobriété heureuse », pour emprunter l’expression de Pierre Rabhi. Dans le paradigme moderne, les consommateurs croient que ce qui est nouveau est toujours meilleur. Or, cette croyance créé forcément toujours de nouveaux besoins, car si ce qui est nouveau est meilleur, ce qui est vieux n’est pas si bon (Illich, p. 111). Le consommateur ressent toujours cet écart entre ce qu’il a et ce qu’il pourrait avoir, ou, dans les termes de cette série américaine exemplaire du consumérisme des années 60 : « Happiness is the moment before you need more happiness. » (Don Draper, Mad Men).
Ellul, pour sa part, estime que l’incitation à la consommation est une dynamique inhérente au progrès technique. « L’important, à partir du moment où il y a création d’un produit technique avancé, c’est d’obliger le consommateur à l’utiliser, même s’il n’y trouve aucun intérêt. Le progrès technique le commande » (Ellul, 1988, p. 247). Il décrit ainsi trois types de besoins crées par le progrès technique qui stimulent le consumérisme.
Premièrement, il note les besoins nouvellement créés. Car le progrès technique ne fait pas que répondre aux besoins, il en produit également. Les gadgets, qu’Ellul décrit comme des « inventions techniques qui présentent une utilité disproportionnée à l’investissement multiple qu’elles impliquent » (Ellul, 1988, p. 313), relèvent typiquement des besoins nouveaux. Ces besoins nouveaux sont générés par la publicité, par les dynamiques de comparaison et de distinction sociale mentionnées plus haut ou par la simple création d’une nouvelle possibilité. Le besoin d’une fécondation in vitro naît ainsi avec sa possibilité technique (Ellul, 1988, p. 311). Dans nos sociétés hautement technicisées, où les nouvelles possibilités créées par les techniques sont abondantes, il est parfois difficile de distinguer les besoins primaires, nés d’un manque ou d’un dysfonctionnement, et les besoins nouvellement créés. Car lorsqu’un nouveau besoin est suffisamment ancré dans les mœurs, il devient, dans la perception de la majorité, un besoin naturel. Le désir d’un enfant est ainsi perçu comme un besoin tout à fait normal pour la plupart des couples. Lorsque qu’un couple a des problèmes de fertilité, il y a peu de gens qui condamneraient le recours aux artifices. Pour Céline Lafontaine en revanche, sociologue canadienne et auteur d’un ouvrage récent sur les effets de la bio-économie sur la marchandisation du corps, il se cache une logique consumériste derrière l’idée qu’un enfant soit un droit. Pour elle, les techniques modernes de fécondation artificielle ont créé un nouveau besoin difficilement justifiable[3] (Lafontaine, 2014).
Le deuxième type de besoins mentionné par Ellul correspond à des besoins de compensation. Ce phénomène fait penser à l’incapacité de la technique de résoudre des problèmes sans en créer d’autres. Comme pour les Parisiens qui supportent mal la vie dans une ville dense et polluée et ont « besoin » de partir en week-end à la campagne régulièrement pour « respirer », la plupart d’entre nous a besoin de compenser les effets de notre vie dominée par des techniques de toutes sortes (travail sédentaire sur ordinateur, stress créé par les embouteillages pendant le trajet domicile-bureau, pollution causée par les véhicules motorisés, etc.) par d’autres techniques, dites de relaxation : yoga, camping, jogging, régimes alimentaires, etc.
Enfin, il y a les besoins accessoires, qui accompagnent et perpétuent les besoins nouvellement créés. Comme le cadre de vie est constamment modifié, les besoins sont également constamment modifiés. La technique crée plus de techniques (Ellul, 1988, p. 314) : des accessoires pour ordinateur, des chargeurs, cartouches, etc. Dans de nombreux cas, il faut en plus que la marque de ces produits techniques soit compatible avec celle des produits déjà en possession pour fonctionner, ce qui aggrave les effets de gaspillage.
Quelles conclusions tirer de ce lien entre progrès technique et consumérisme ? Certes, l’Homme a toujours inventé et utilisé des objets et des artefacts techniques pour améliorer ses conditions d’existence. Il n’y rien de nouveau à cela. Ce qui est nouveau en revanche, c’est la déconnexion entre la fonctionnalité de l’objet technique et son utilisateur. Nous nous entourons aujourd’hui d’une quantité d’objets techniques toujours plus grande, dont chaque objet individuel est d’une complexité croissante. L’homme de jadis qui se servait d’une lance pour chasser le gibier comprenait comment son objet fonctionnait, souvent il en était le créateur. L’homme moderne, qui achète sa viande issue de l’industrie agroalimentaire en hypermarché, qui prend la voiture pour se rendre au travail et qui utilise des appareils et technologies de communication complexes pour travailler et entretenir des contacts sociaux, n’a généralement aucune idée des modes de production exactes de sa nourriture, du fonctionnement de son moyen de transport ou de ses outils de travail. Il s’est transformé d’un utilisateur, maître de son objet technique, en un consommateur pur, qui, au moment où son ordinateur tombe en panne, n’a pas d’autre choix que de se rendre dans un atelier de réparation spécialisé.
Est-ce bien grave, tout cela ? Lorsque la mesure du jugement est celle du développement durable, et l’objectif de construire un monde commun avec des conditions de vie acceptables, aujourd’hui et dans l’avenir, il est clair que l’attitude consumériste et aliénée vis-à-vis des objets techniques, qui favorise la négligence et le gaspillage, n’est pas à privilégier.
Les exemples mentionnés plus hauts décrivent des formes d’aliénation qu’on a pu observer chez les travailleurs et les utilisateurs suite au progrès technique incontrôlé, sur lequel on ne peut pas influer. Cette aliénation est caractéristique de la société moderne dans son ensemble. Comme pour chaque changement majeur aux conséquences négatives, des contrecourants qui tentent de regagner le contrôle sur la technique sont apparus ces dernières années.
Mouvements contemporains : signe d’une réappropriation de la technique ?
Dans le cadre des bouleversements techniques et économiques que nous vivons, on entend de plus en plus parler de la prosommation. La prosommation implique à la fois la production et la consommation d’un produit et a notamment pris de l’ampleur, dans un premier temps, dans le cadre de contenus créés par des utilisateurs sur Internet.
L’un des adeptes les plus optimistes de l’économie « horizontale » qui est la sphère des prosommateurs (par opposition à l’économie verticale, où le consommateur ne peut pas influencer le processus de création des objets de consommation produits par des entreprises) est l‘intellectuel célèbre Jeremy Rifkin. Rifkin voit dans le développement rapide des nouvelles technologies l’émergence d’un nouveau paradigme économique qui va se substituer à l’ancien paradigme du propriétaire du capital et du travailleur, du vendeur et du consommateur. Dans ce nouveau modèle, des prosommateurs produiront, partageront et consommeront dans ce que Rifkin appelle les « communaux collaboratifs ». Pour lui, l’automatisation, dont on a vu les conséquences problématiques plus haut, résultera au contraire en la libération des anciens travailleurs, qui n’auront plus besoin de travailler pour produire, mais qui pourraient consacrer leur temps à « jouer » dans ces communaux collaboratifs en ligne : crowdfunding, couchsurfing, covoiturage, impression 3D etc. (Rifkin, 2014, p. 201). Rifkin précise bien que c’est grâce au développement de nouvelles technologies de communication que ce nouveau paradigme pourrait voir le jour.
Un exemple concret de ce nouveau monde collaboratif et décentralisé peut d’ores et déjà être observé dans l’émergence du réseau des Fab Labs. Le premier Fab Lab a été créé en 2005 par Neil Gershenfeld, physicien et enseignant au MIT (Massachussetts Institute of Technology), comme résultat de son cours « How to create (almost) everything ». Les Fab Labs sont des plateformes de prototypage technique et de création numérique rapide ouvertes à tous, dotées d’un certain nombre d’appareils de fabrication sophistiqués et opérés par des systèmes d’information open source. Les Fab Labs, dont le nombre est en croissance rapide un peu partout dans le monde, se disent être porteurs de la « démocratisation de l’accès aux outils de l’invention technique » (Fab Foundation, 2015) et adeptes d’un modèle non-hiérarchique de l’apprentissage. Dans ces espaces, il s’agit de fabriquer des objets d’expression personnelle, d’inventer librement, de « jouer » avec les objets techniques. La Charte des Fab Labs de la Fab Foundation précise que l’éducation et l’accès libre constituent les aspects les plus importants de la vie d’un Fab Lab, auxquels les activités commerciales qui peuvent y être initiées ne doivent pas faire obstacle (The Fab Charter, Fab Foundation, 2015). La plupart des membres des Fab Labs, les « créateurs » ou « makers », sont convaincus que leur mouvement sera à l’origine d’une véritable révolution dans les manières dont les objets sont fabriqués : la production de masse et centralisée serait ainsi remplacée petit à petit par des méthodes de fabrication décentralisées, adaptées en fonction des besoins individuels de chacun et en tenant compte de la soutenabilité des ressources (FabLab iMAL). Le mouvement Fab Lab entend donc non seulement démocratiser et décentraliser les processus d’innovation, mais se pense aussi porteur d’une transformation durable de la production.
Or, un certain nombre de problèmes se posent quant au potentiel démocratique et durable de ces mouvements.
Le premier concerne l’égalité d’accès. Les membres des Fab Labs correspondent le plus souvent aux caractéristiques des « individus connectés » (Flichy, 2004) : ces personnes autonomes et flexibles capables de s’adapter en permanence aux développements rapides qui caractérisent l’économie et la technologie de nos jours. En même temps, les valeurs d’entraide et d’apprentissage pair-à-pair renvoient à la recherche d’une éthique collective et à l’entretien d’une communauté (Toombs et al., 2015). Cette combinaison d’autonomisation et de solidarité fait que pour certains, le Fab Lab pourrait apporter une réponse aux problèmes de pauvreté en donnant aux peuples les clés pour s’entraider. Pour Rifkin, le Fab Lab est le « laboratoire de recherche-développement du peuple de la troisième révolution industrielle » (Rifkin, 2015, p. 144). Pour lui, il s’agit de démocratiser l’innovation en la sortant des « laboratoires élitistes » pour la répartir dans les quartiers et localités.
Mais malgré la façade d’ouverture à tous, il n’en reste pas moins que la plupart des membres des Fab Labs répondent à un profil stéréotypé : issu des classes moyennes ou supérieures, autour de la trentaine, blanc, homme, diplômé, aisé. Le pourcentage de femmes, d’immigrés ou de personnes issues de familles modestes y est relativement bas (Arnes et al., 2014). Les communautés que ces personnes construisent sont en quelque sorte des communautés de privilégiés, et ceux qui n’y trouvent pas accès ne profiteront pas de la circulation de savoirs et de compétences. Malgré son optimisme (certains diront : utopisme), Rifkin avoue tout de même que la plupart des Fab Labs sont aujourd’hui localisés dans des zones urbanisées des pays industrialisés, ce qui réserve donc la « démocratisation de l’innovation » à ceux qui disposent déjà de la plupart des ressources.
Le deuxième problème est celui de l’innovation responsable. Nous avons vu plus haut que les Fab Labs se réclament non seulement des plateformes de démocratisation de l’innovation, mais entendent également rendre les créations techniques plus durables. Or, quand l’innovation est librement accessible à tous et le cycle invention – production – mise sur le marché est accéléré car libéré de toute contrainte ou formalité, qui contrôle les risques liés aux innovations ? Quel type d’économie créeront ces prosommateurs et individus connectés ?
Des exemples de cette auto-organisation – et de ses dérives – prolifèrent : Airbnb, qui donne la possibilité aux particuliers de gagner beaucoup d’argent en louant leur appartement sans payer d’impôts ni se conformer aux mêmes règles que les professionnels du secteur, Uber, qui met en relation chauffeurs privés et voyageurs, court-circuitant le cadre légal… Au nom de « l’économie du partage », ces initiatives donnent la liberté aux utilisateurs de créer des business très lucratifs mais avec parfois des effets négatifs pour l’intérêt général. A Paris, suite au développement d’Airbnb, on observe une concurrence déloyale à l’égard des hôtels et la perte de la convivialité et de l’esprit du voisinage dans certains quartiers très prisés, où des logements locatifs sont transformés illégalement en meublé touristique. Pour ces exemples de l’économie des prosommateurs, la frontière entre esprit libertaire et ultralibéralisme s’avère très fine.
Le souci principal qui émerge avec l’innovation libre et ouverte à tous est la disparition progressive de contraintes procédurales ou organisationnelles qui, dans le cadre de l’innovation technique contrôlée par les entreprises, ralentissaient encore quelque peu les processus. Avec la baisse des coûts de production grâce aux nouvelles techniques, les barrières à l’innovation et à la production disparaissent peu à peu. A aucun moment on ne trouve un moment d’hésitation, de ralentissement, de prise de recul quant aux dynamiques d’innovation bouleversantes et aux produits qui en sont le résultat. Comme l’indique déjà le nom du cours de Neil Gershenfield qui avait donné naissance au premier Fab Lab, « How to create (almost) everything », le ralentissement des processus au profit de la délibération commune ne fait pas partie du modèle d’innovation promu par ces mouvements. Dans un « TedX talk » du juillet 2014, le directeur du Media Lab du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Joi Ito, s’enthousiasme sur la baisse des coûts et des contraintes suite au développement d’Internet et d’autres nouvelles technologies, libérant la voie pour un nouveau type d’innovation : rapide, chaotique, difficile à contrôler et « démocratique ». Il s’oppose aux modèles classiques de l’apprentissage (« à quoi bon apprendre l’encyclopédie par cœur alors qu’on a tous accès à Wikipédia sur nos téléphones ? ») à la planification et au contrôle et plaide pour l’innovation « sans permission » (Joi Ito, TedX, 7 juillet 2014).
En revanche, cette innovation « sans permission » peut engendrer des situations dangereuses. En 2012, l’étudiant en droit américain Cody Wilson avait développé des modèles pour des armes à feu imprimables et les avait partagés sur le site de libre partage Thingiverse, créé par MakerBot, une start-up dans le domaine de l’impression 3D. Après que celle-ci eu retiré les modèles de son site, Wilson a fondé Defense Distributed, une association à but non-lucratif qui développe et distribue des modèles pour des armes à feu open source (Lopez et Tweel, 2014). L’exemple montre que même si l’un des principes du mouvement open source est le pacifisme, il n’y a aucun moyen de contrôler les actions de ceux qui ont d’autres intentions.
Le type d’innovation qu’on voit naître au sein de ces mouvements semble donc avoir plusieurs visages. Là où il semble permettre de court-circuiter les monopoles et donner plus d’influence aux citoyens, il apporte en même temps de nouveaux risques pour lesquels on n’a pas encore trouvé de procédures de gestion, tâche qui se trouve compliquée par la vitesse avec laquelle les choses se développent.
Pour emprunter les propos de Jarrige: « Loin d’être l’expression d’une prise de recul face à la prolifération des techniques, d’une véritable démocratisation, l’utopie libertaire des mouvements de (bio)hackers favorise l’abandon des discours critiques au profit de nouvelles utopies technologiques » (2014, p. 286).