Michelle van WEEREN
« Nous demeurons partout enchaînés à la technique et privés de liberté, que nous l’affirmions avec passion ou que nous nous en défendions. Quand cependant nous considérons la technique comme quelque chose de neutre, c’est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon : car cette conception, qui jouit aujourd’hui d’une faveur toute particulière, nous rend complètement aveugles quant à ce qui fait l’essence même de la technique» Martin Heidegger, La question de la technique (1958)
Trois attitudes possibles
Quand il s’agit de l’essence de la technique, trois attitudes différentes peuvent être observées.
Premièrement, les adeptes du progrès au sens moderne considèrent les techniques comme de simples objets neutres, des « objets sans risque » (Latour, 1999), indifférents à leurs effets sociaux, environnementaux ou politiques, et destinés à aider l’humanité à aller de l’avant. Dans cette optique, l’objet technique en lui-même est neutre, tout dépend de l’usage qu’on en fait. La technophilie, qui affirme que les techniques sont des outils merveilleux susceptibles d’améliorer les conditions de la vie humaine, s’inscrit dans cette même idée de neutralité des techniques.
Pourtant, les exemples qui montrent combien les techniques sont loin d’être des outils neutres mais au contraire revêtent des trajectoires particulières et déterminent le champ des possibles sont abondants. Les techniques sont porteuses d’une logique propre et interviennent activement dans la construction de notre monde : ce n’est pas parce que nous les avons créées qu’elles n’existent pas à leur propre échelle. Comme l’affirme Michel Callon, les non-humains, et particulièrement les technologies, jouent un rôle actif dans le formatage de la société : elles jettent des ponts entre groupes hétérogènes, font émerger de nouveaux collectifs, modifient les conceptions du temps et de l’espace et étendent les possibilités de ce qui est réalisable (Callon, 2004). Par exemple, le développement des ondes électromagnétiques a fait émerger la nouvelle identité des électro-hypersensibles, groupe qui n’existait pas avant l’émergence de cette technique (Chateaureynaud et Debaz, 2010).
Les humains, à leur tour, ne sont pas des sujets autonomes, maîtres du progrès technique qui cherchent rationnellement à répondre aux besoins de l’humanité. Ils se trouvent eux-mêmes façonnés et influencés par les techniques qu’ils ont fabriquées. Leurs capacités sont dynamiques et flexibles en fonction des environnements sociotechniques dont ils dépendent (Callon, 2004). Les techniques modifient profondément notre manière de penser, de travailler, de se comporter. Gérard Berry, informaticien au CNRS, donne un exemple parlant à cet égard. Selon lui, « des choses qui étaient triviales deviennent faciles, comme attendre le bus. Maintenant, on peut chercher les horaires de bus sur Internet, ce qui nous évite de perdre le temps à l’attendre quand il arrive dans longtemps. En revanche, des choses qui étaient naturelles auparavant deviennent plus compliquées, comme les relations humaines. Puisque nous prêtons énormément d’attention à nos appareils, nous oublions parfois de remarquer qu’il y a d’autres humais autour de nous » (Berry cité par De la Porte, février 2015). Parfois, les technologies ne tiennent pas complètement leurs promesses, comme le constatent ces utilisateurs de smartphones censés accroître leur productivité, qui remarquent que leur capacité de concentration a diminué suite aux interruptions permanentes auxquelles ils sont soumis par ces derniers. Quoi qu’il en soit, ce qui est certain, comme l’exprime Jacques Ellul : « si l’usage détermine tout, nous sommes à notre tour modifiés dans notre usage » (Ellul, 1988, p. 56).
Les techniques ne sont donc pas neutres. Sont-elles alors des entités autonomes disposant d’une conscience propre, qu’il faut craindre et contrôler ? S’inscrivant dans cette ligne de pensée, Raya Dunayevskaya, ancienne secrétaire de Trotski, critique l’automatisation des années 1950 aux Etats-Unis en évoquant les « monstres automates » qui « imposent un rythme dix fois plus grand » et accroissent ainsi le chômage et l’aliénation des travailleurs. Elle affirme que « les machines assassinent les hommes, elles ne cessent de se détraquer et détraquent le système nerveux de ceux qui travaillent dessus » (Dunayevskaya citée par Jarrige, 2014, p. 255).
La technophilie et la technophobie relèvent du même paradigme moderne. Les dualismes simplistes (faits/valeurs, objets/sujets, hommes/machines, nature/culture, etc.) sur lesquels la modernité a construit son discours donnent un cadre théorique aussi bien à l’idée de techniques comme objets neutres qu’à l’affirmation d’objets techniques comme entités dangereuses. Mais il existe une troisième attitude.
En effet, quand les Luddites, ces ouvriers de textile du XIXe siècle, se rebellaient contre les machines à filer, ils contestaient les jeux de pouvoir et de domination incorporés par les techniques. Ils étaient conscients que ces machines n’étaient pas le seul résultat possible des trajectoires techniques, qu’il existait des alternatives qui auraient possiblement préservé leurs compétences et savoir-faire. Ils réclamaient donc un débat politique véritable sur le choix de ces machines et leurs conséquences sociales. La troisième attitude vis-à-vis des machines consiste à les considérer comme des hybrides : des entités qui sont le résultat des choix politiques mais également porteuses d’une logique propre, capables d’influencer les réseaux sociotechniques dont elles font partie.
En effet, dans un monde caractérisé par l’incertitude sur l’avenir technique de nos sociétés, il n’est pas possible de continuer à affirmer que les techniques sont de simples outils manipulables par l’homme. En revanche, considérer la technique comme une force autonome qui nous dépasserait et nous dominerait obscurcit le rôle des choix politiques qui déterminent leur développement. Il ne reste qu’à rejeter la séparation entre technique et société et accepter que les deux évoluent conjointement, s’influençant mutuellement dans un processus continu. Dès qu’on a accepté ce constat, comment faire en sorte que ce processus se déroule de manière positive pour la société toute entière ? Comment, dans les propos d’Isabelle Stengers, « soumettre la fabrication des objets et des produits technoscientifiques à des fins désirables pour tous plutôt qu’au seul objectif impératif du profit maximal » (2007) ? Deux approches complémentaires semblent alors primordiales.
Prendre du temps
Le rapport au temps dans la société moderne, et par conséquence dans l’entreprise moderne qui en fait partie, a résulté en une accélération spectaculaire des processus d’innovation. Sous la pression concurrentielle, les entreprises innovantes sont contraintes de mettre sur le marché de nouveaux produits toujours plus rapidement. Il n’est pas surprenant que tout cela ne favorise pas la prise de recul quant aux conséquences sociétales ou environnementales éventuelles de ces innovations. Loin de donner l’espace et le temps à la prise de recul, la plupart des innovations techniques actuelles sont au contraire destinées à nous faire « gagner du temps ». Dans le paradigme moderne, aller vite est devenu une valeur en soi, que l’on ne conteste plus (Ellul, 1988, p. 308).
En revanche, lorsque l’on sort l’innovation du cadre classique de l’entreprise centralisée, et qu’elle est libérée de toute contrainte formelle, de tout contrôle collectif, et qu’elle prend la forme d’un processus individualisé, voire privatisé, le type d’innovations techniques ne s’approche alors pas nécessairement de ce qu’on pourrait désigner d’innovation « responsable ».
Pourtant, prendre du temps est primordial quand il s’agit du progrès technique. Comme le remarque Mike Cooley, membre d’un syndicat anglais pour les travailleurs de l’aéronautique, en 1982 : « La vraie tragédie est qu’avec la course en avant frénétique, on n’a pas le temps d’examiner les implications culturelles, politiques, et sociales avant que des nouvelles infrastructures ne soient établies, ce qui écarte toute étude d’alternatives » (Cooley cité par Noble, 1995, p. 51). Prendre du temps ne veut pas dire arrêter le progrès. Il s’agit juste d’introduire un moment d’hésitation avant de se lancer dans telle ou telle innovation technique, d’écouter les voix contestataires et d’assigner des porte-paroles aux voix sans représentation politique. Le but est de créer un monde commun viable et vivable dans lequel les techniques trouvent leur place (Callon et al., 2001) ; pour rendre cela possible, un minimum de prise de recul et de réflexion commune avant de leur ouvrir la porte semble indispensable.
Ce moment d’hésitation sera l’occasion de se poser un certain nombre de questions, comme par exemple :
- Quels seront les effets secondaires d’une application généralisée de cette technique, tant sur le plan matériel que social ?
- Quels seront les changements sociaux nécessaires avant qu’on puisse la mettre en œuvre correctement ?
- Quels sont les effets sociaux probables de l’application de cette innovation ?
- Quelles sont les conséquences environnementales probables de la généralisation de cette innovation ?
- Peut-on imaginer d’autres conséquences sociales ou environnementales qui ne semblent pas probables mais dont on ne peut pas exclure qu’elles surviennent suite à l’application de cette technique ? Etc.
Pour finir sur l’importance de la réflexion dans les processus d’innovation, un dernier exemple révélateur : la Technische Universität Berlin, la deuxième plus grande université de la capitale allemande, a produit de nombreux scientifiques de renommée et est à l’origine de multiples innovations et développements techniques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’université a contribué à la création de différentes inventions techniques au service de l’essor du IIIème Reich. C’est pourquoi en 1948, les Alliés ont seulement accepté la réouverture de l’établissement à condition de fonder, à côté des facultés techniques, une faculté de sciences humaines et de philosophie. L’idée était qu’une université qui enseigne uniquement des sciences exactes et techniques peut être dangereuse ; la Faculté I devait ainsi donner la possibilité de prendre du temps et de réfléchir aux conséquences des innovations réalisées dans les autres facultés. Que cette faculté soit aujourd’hui moins bien dotée en ressources et étudiants que les autres indique malheureusement que son importance n’est pas estimée à sa juste valeur.
Multiplier les liens
Les deux attitudes simplistes et contradictoires que sont la technophilie et la technophobie nous ont conduit à considérer l’objet technique comme un « étranger », une entité étrange qu’on a du mal à donner une place dans notre monde. Mais cette aliénation n’est pas une fatalité. L’homme s’est toujours entouré d’objets techniques pour améliorer les conditions de son existence. Les techniques font partie de son être au même titre que le pelage fait partie de l’être d’un animal. Les machines ne sont pas humaines, certes, et ne font pas partie du corps humain à proprement parler. Mais on ne peut pas imaginer l’homme sans ses attributs et artifices qui le distinguent de la plupart des autres animaux. Après avoir éliminé l’accélération et avoir réintroduit la réflexivité dans les processus d’innovation, le tout est de déterminer quels objets techniques peuvent faire partie du monde commun, et avec quels liens ils peuvent s’attacher aux autres entités qui peuplent ce monde, humains et non-humains. En renforçant les liens avec ces objets techniques qui sont jugés éligibles à faire partie du monde commun, il est possible d’enfin les considérer comme des éléments de co-construction de la société à part entière. Dans cette démarche, une distinction peut être faite entre travailleurs et utilisateurs.
Afin de dépasser l’aliénation des travailleurs vis-à-vis de leurs outils de travail, d’après Simondon (1958), renforcer les liens suppose une culture technicienne, qui ne se situe non seulement dans la finalité des techniques mais aussi dans leur fonctionnement (p. 119). Pour cela, il propose de compléter le travail régulier, effectué à travers des auxiliaires techniques, par ce qu’il appelle l’activité technique. Celle-ci comporterait non seulement l’utilisation de la machine, mais aussi une « attention portée au fonctionnement technique, entretien, réglage, amélioration de la machine, qui prolonge l’activité d’invention et de construction » (p. 250), approchant ainsi les travailleurs des machines qu’ils côtoient quotidiennement. Par la création de cette culture technicienne, il est possible de multiplier les liens entre ouvrier et objet technique. Le premier reconnaît désormais qu’il forme avec ce dernier un collectif sociotechnique et que les machines lui ouvrent des possibilités qu’il n’avait pas auparavant.
Les utilisateurs d’appareils techniques, quant à eux, se trouvent dans une situation comparable d’aliénation. Le problème de l’obsolescence rapide des appareils électroniques y trouve en partie sa cause: neufs pendant peu de temps, ils se dégradent progressivement sans que l’utilisateur puisse intervenir pour effectuer des réparations, car il ne comprend pas le fonctionnement de la machine. Il n’est pas non plus censé le comprendre : la garantie, qu’il a achetée comme partie de la transaction économique, lui accorde le droit de renvoyer son appareil au fabricateur en cas de défaillance précoce. Si cette défaillance émerge au-delà de la période de la garantie, l’utilisateur se débarrasse de son appareil pour en acheter un nouveau. Ellul (1988) note que « les objets techniques qui produisent le plus l’aliénation sont ceux qui sont destinés à des utilisateurs ignorants » (p. 251). Pirsig (1974) consacre un roman emblématique à la célébration de cette culture technicienne appliquée à l’entretien des motos, et déplore l’absence de liens entre la plupart des motards et leurs machines, attitude reflétée par les manuels d’entretien: « But what struck me for the most time was the agreement of these manuals with the spectator attitude I had seen in the shop. (…) Implicit in every line is the idea that « Here is the machine, isolated in time and in space from everything else in the universe. It has no relationship to it, other than turn certain switches, maintain voltage levels, check for error condition… and so on. (…) And it occured to me there is no manual that deals with the real business of motorcycle maintenance, the most important aspect of all. Caring about what you are doing is either considered unimportant or taken for granted. » (p. 34).
Si on arrive, à l’image du travailleur qui retrouve les liens avec son outil de travail par une « culture technicienne », à franchir la barrière entre la construction et l’utilisation des objets par la multiplication des liens entre l’objet et son utilisateur, pour que ce dernier prenne soin de ce premier, la dévaluation des objets techniques sera probablement moins généralisée. Latouche également estime que la multiplication des liens entre utilisateur et objet technique pourrait aider à lutter contre l’obsolescence et le gaspillage : pour lui, il faudrait rattacher la « nostalgie » aux objets pour qu’on fasse un effort pour les entretenir et les sauvegarder (Latouche, 2012, p. 132). Si l’utilisateur retrouve du sens dans d’autres choses que la nouveauté du produit, la qualité et durabilité de celui-ci regagnera en importance. On observe déjà des développements allant dans ce sens : des « repair-cafés » collectifs permettent aux utilisateurs soucieux de prolonger la durée de vie de leur appareil d’avoir recours aux outils de réparation et à la compétence technique de volontaires. Malheureusement, le nombre d’utilisateurs qui se rendent à un repair-café avec leurs smartphones cassés reste minoritaire par rapport à ceux qui profitent de l’occasion pour se procurer le dernier modèle.
La démocratisation des choix techniques
« La démocratie n’est pas un mode de gouvernement ou une forme d’Etat, elle n’est pas non plus la limitation du pouvoir par le droit, garantie par les droits de participation minimum que sont le droit de vote et l’éligibilité. La réalité de la démocratie n’est pas dans la gestion (…), mais dans la mise en question continue de celle-ci. » (Colliot-Thélène, « Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits comme lutte politique », 2009)
Une fois les techniques libérées du cadre de réflexion étroit de la technophilie ou de la technophobie, on peut enfin les considérer enfin comme des membres à part entière du monde collectif que nous construisons continuellement. Mais comment faire en sorte que les techniques sélectionnées aient des conséquences bénéfiques pour l’ensemble de la société ? Comment assurer que le processus de sélection se déroule de manière démocratique ?
D’après Callon (2001) la démocratisation des choix techniques ne peut se mettre en pratique qu’à condition de la mise en œuvre d’un certain nombre de formalités. Premièrement, tous ceux qui sont concernés par les conséquences de telle ou telle innovation technique, développeurs, experts, entreprises, politiques, citoyens, utilisateurs, etc., devraient être entendus avant que la décision soit prise. Des « porte-paroles » devraient être accordés aux participants sans voix (les non-humains, comme l’environnement, pourraient par exemple être représentés par des ONG). Deuxièmement, des procédures strictes devraient éviter que plus de poids soit accordé aux voix les plus puissantes. La décision, finalement, ne devrait jamais être définitive et devrait toujours rester ouverte à de nouvelles informations, contestations ou formulations d’enjeu.
Callon appelle les espaces où ces débats politiques pourraient avoir lieu des « forums hybrides ». Quelle forme concrète un tel espace pourrait-il prendre ?
La conception participative
Les nouvelles technologies de production sont souvent perçues comme centralisées, antidémocratiques et aliénantes par les travailleurs. Noble (1995) détecte plusieurs raisons à cela. Premièrement, les techniciens qui développent de telles technologies sont rarement en contact direct avec les travailleurs, ils communiquent uniquement avec les managers, dont ils dépendent pour leur financement. Ces derniers, d’après Noble, choisiront toujours les options qui les aideront à rester en poste, car ils considèrent que pour rendre la production la plus efficace possible, il faut la contrôler au maximum. Les technologies qui l’emportent sont donc celles qui maintiennent les relations existantes de pouvoir et laissent peu de possibilités d’intervention aux travailleurs.
Deuxièmement, ces techniciens, poussés par ce que Noble appelle une fascination pour ces systèmes mécaniques en eux-mêmes, cherchent à perfectionner ces machines et à limiter le plus possible la possibilité de l’erreur humaine. Les meilleures machines sont donc celles qui sont « idiot-proof » (manipulables même par des imbéciles) (Noble, 1995, p. 80). Il est évident que ce genre de systèmes ne laisse pas beaucoup de place à la créativité de ceux qui les manipulent.
La conception participative a historiquement émergé au croisement de deux objectifs. Premièrement, améliorer la performance et le succès commercial des nouvelles technologies en impliquant l’utilisateur final dans leur processus de conception. C’est l’approche du Joint Application Design pratiqué par IBM dès 1977 (Asaro, 2000). Cet objectif relève du rationalisme technologique et ne comporte pas de regard critique vis-à-vis des techniques ou leurs conséquences. Le deuxième objectif s’inscrit dans la tradition européenne et cherche à rectifier des déséquilibres politiques causés par des technologies sur le lieu de travail. On reconnaît que les technologies ne sont pas neutres mais peuvent être porteuses de valeurs qui peuvent servir plus ou moins bien les intérêts des travailleurs. A l’origine, le mouvement avait un fort ancrage dans la tradition syndicaliste scandinave. Plus tard, des entreprises comme Xerox se sont inspirées des procédures inventées en Europe (Asaro, 2000, p. 261).
Dans cette approche, il s’agit d’impliquer l’utilisateur final dans une phase précoce de développement d’une nouvelle technologie. Au lieu de développer une technique (objet) par des ingénieurs qui sont censés répondre à des attentes des utilisateurs (sujets), la conception participative cherche à construire un pont entre deux domaines différents de représentations et de pratiques, celui des ingénieurs et celui des utilisateurs. En revanche, qu’il s’agisse de démocratiser le lieu de travail ou de concevoir des produits qui répondent mieux aux besoins des utilisateurs et rencontreront probablement un meilleur succès commercial, le même problème semble toujours revenir : la difficulté de trouver un langage commun entre ingénieurs et utilisateurs. Comme dans tout forum hybride, il s’agit ici aussi de dépasser la frontière entre experts et profanes. Ensuite, une fois les besoins des utilisateurs plus ou moins correctement représentés, des conflits peuvent survenir entre les valeurs démocratiques que ceux-ci souhaitent voir reflétés par la technologie et les objectifs de contrôle et d’efficacité des managers.
Bien qu’il s’agisse ici d’une tentative louable de démocratisation des techniques à l’intérieur des entreprises, il y a des limites à ce type d’expérimentations. En effet, certains auteurs considèrent ces tentatives de proposer un cadre pour démocratiser les choix techniques « par le haut » comme un moyen de faire taire les contestations et les formes de participation « par le bas » (Jarrige, 2014, p. 317). L’historien David Noble par exemple a peu de confiance dans la capacité de telles initiatives de donner véritablement une voix aux travailleurs dans les processus de conception des nouvelles technologies. Pour lui, la codécision et la participation formelle ont pour résultat d’éloigner les questions techniques hors de la portée directe des travailleurs. La formalisation rendrait les discussions autour des questions techniques de plus en plus abstraites et tournées vers l’avenir, éliminant ainsi la possibilité de l’action directe (Noble, 1995, p. 32-33). Plutôt que de se contenter de la négociation post hoc, régie par les rapports de pouvoir émanant de la hiérarchie dans l’entreprise, il appelle à l’affrontement direct. Pour lui, les dispositifs de participation des travailleurs dans l’orientation des choix techniques donnent juste l’apparence d’une démocratisation sans que les préférences des travailleurs soient réellement prises en compte. Il met en avant des exemples des années 80 en Norvège et au Danemark de ce qu’il appelle « l’action directe » des travailleurs pour appuyer leurs revendications lorsqu’ils avaient le sentiment que les modes de participation formels ne leur donnaient pas assez de pouvoir. Selon Noble, la participation, si elle veut être effective, doit s’accompagner de la rébellion. Or, il reconnaît aussi qu’il ne suffit pas de se lancer dans des manifestations de protestation sans avoir des objectifs et des visions à long terme (Noble, 1995, p. 48).
Pour l’association Pièces et Main d’œuvre, groupe grenoblois qui lutte contre la technicisation de la société en général et les nanotechnologies en particulier, les expériences comme la conception participative ont pour but d’accompagner et de faire accepter le progrès perçu comme inévitable, et non de remettre en question le bien-fondé de l’accélération des innovations. Pour ce groupe de contestation, le but de la conception participative est de faire participer pour faire accepter : « qui accepte de participer à la gestion durable de sa propre dégradation participe du même coup à l’acceptation de cette dégradation dont il renonce à combattre le principe » (Pièces et Main d’œuvre, 2012, p. 83).
La contestation pure et simple qui s’accompagne d’un refus de coopération n’est pas en phase avec les principes de la démocratisation des choix techniques; la critique soulevée par les auteurs cités ci-dessus ne mène donc pas à l’abandon de la conception participative comme possible exemple de forum hybride. Un autre point important mérite toutefois d’être souligné. La conception participative a généralement lieu à l’intérieur des entreprises. Or, comme le soulignent Rambaud et Ornaf (2012), les forums hybrides impliquant des entreprises ont plus d’effet quand ils sont situés en dehors de celles-ci. Si leur enjeu est une négociation ontologique, le changement des identités en fonction des relations avec d’autres acteurs aura des difficultés à se réaliser si la négociation a lieu à l’intérieur de la sphère d’influence de l’un des participants. Comme le montre également Noble, ce type de dialogues a tendance à s’orienter en fonction des relations de pouvoir existantes dans l’entreprise et les résultats seront par conséquent rarement contraires aux intérêts de ceux en position de pouvoir (Noble, 1995).
La conférence citoyenne
La conférence citoyenne (initialement connue sous le terme « conférence de consensus ») est une forme de technology assessment (TA) inventée au Danemark en 1987. Il s’agit d’organiser des événements dédiés à tel ou tel dossier sociotechnique, où les citoyens sont impliqués explicitement dans les choix qui structurent le monde commun. D’après Hennen (1999), le TA en général et la conférence citoyenne en particulier seraient une réponse à la crise de la forme classique de la société moderne et sa dépendance à la science et la technologie. Avec la croissance de la complexité des systèmes technologiques, les conséquences éventuelles sont plus complexes et le potentiel du risque s’agrandit. La science, basée sur une vision réduite du monde et fragmentée en disciplines distinctes, n’est pas capable de prévoir les conséquences de son interférence dans l’environnement. La conférence citoyenne, qui implique les jugements de valeur des citoyens dans les procédures de consultation, veut donner plus de matière à la décision politique quant aux conditions socio-économiques et quant aux éventuels impacts sociaux, économiques et environnementaux de l’introduction de nouvelles technologies.
Plusieurs expériences ont déjà été réalisées ces dernières années en Europe et aux Etats-Unis (voir par exemple Laurent, 2010 pour une étude approfondie des « techniques de démocratisation » appliqués aux nanotechnologies, ou encore Levidow, 2010, pour un examen des manifestations organisées par l’Union européenne sur les OGM). La « réussite » de ces expériences dépend en grande partie de ce que Callon et al. (2001) appellent « le degré de dialogisme ». Le dialogisme des conférences citoyennes se mesure par un certain nombre de critères :
- Sources indépendantes de financement ;
- Ouverture des décisions possibles, y compris le rejet pur et simple de la technologie ;
- Examen des alternatives, y compris lorsque celles-ci s’accordent moins avec les intérêts des groupes dominants ;
- Lien sérieux avec la prise de décision politique ;
- Participation active et précoce des profanes ;
- Représentativité des porte-paroles ;
- Transparence et traçabilité des procédures ;
- Possibilité de poursuivre les débats dans l’espace public.
Lorsqu’elle remplit ces critères, la conférence citoyenne peut, à condition d’être répétée, constituer un outil puissant pour constater l’émergence de nouvelles identités et de nouvelles demandes, et pour les faire prendre en considération dans le débat public (Callon et al., 2001 p. 251).
De nombreuses critiques ont pourtant été formulées à l’égard de la démocratie technique théorisée par Callon et al. Les procédures auraient pour objectif de légitimer des choix déjà pris en avance, d’ « éduquer le public », de gérer les conflits sociaux et finalement de faire taire la rébellion en l’institutionnalisant.
Ainsi, l’historien François Jarrige, dans une ouvrage de synthèse sur l’histoire des technocritiques, remarque à propos de la démocratie technique que la recherche de consensus par la discussion, censée diluer les oppositions, relève d’une critique molle et vise surtout à concilier la contestation avec le marché, l’entreprise et l’impératif de la croissance industrielle (Jarrige, 2014, p. 319). Mais il oublie l’attention que Callon accorde, dans sa préface, à une remarque de Sheila Jasanoff à l’occasion d’un symposium publique sur les conclusions de la première conférence citoyenne sur la thérapie génique organisée au Japon en 1999 : « Se donner comme objectif d’atteindre un consensus tiède est le plus mauvais objectif qui soit dans nos sociétés compliquées. L’accord s’obtient souvent au détriment des opposants ou des récalcitrants qui n’ont pas pu s’exprimer ou que l’on a fait taire. Et puis, l’accord obtenu à un moment donné peut très bien ne plus être valable un peu plus tard quand les circonstances ont changé. L’accord n’est que rarement désirable ! » (Jasanoff citée par Callon et al., 2001, p. 15 – 16).
L’enjeu des forums hybrides, lorsqu’ils sont correctement organisés, n’est pas de chercher la conciliation au détriment des critiques. C’est pourquoi il est préférable d’employer, au lieu du terme initial de « conférence de consensus », le terme français de « conférence citoyenne ». L’objectif n’est en effet pas d’obtenir un accord au plus vite mais plutôt d’introduire un moment d’hésitation, d’écoute de tous ceux qui réclament la parole sur le sujet, de veiller à l’égalité de répartition de cette parole, indépendamment de la puissance des acteurs, et d’arriver finalement à des mesures politiques susceptibles de répondre avec suffisamment de fermeté aux enjeux d’aujourd’hui, mais jamais définitives et toujours ouvertes à la révision en fonction de nouveaux enjeux qui se présenteront peut-être demain.
En alternative aux procédures organisées des forums hybrides, certains groupes préfèrent la confrontation directe sous la forme de manifestations, de grèves, voire de sabotage, ou encore de l’exploration d’alternatives « par le bas » : la recherche de technologies « conviviales » (Illich, 1973) ou le rejet de certaines technologies : le mouvement slow, les villes en transition, l’agriculture biologique et locale, etc. Certains auteurs soulignent ainsi que ces formes « spontanées » de participation du public permettent – plus que les consultations organisées – de laisser ouvert l’éventail de choix de futurs technologiques possibles (Levidow cité par Bertrand, 2014, p. 8).
L’existence de forums hybrides n’implique pas la disparition des groupes militants contestataires de la technique, comme l’association Pièces et Main d’œuvre déjà mentionnée. L’objectif de ce genre de groupes n’est souvent pas d’instaurer un mouvement social ou de prendre des décisions face aux situations incertaines. Il est plutôt de provoquer un débat et de déconstruire les mythes sur les liens inexorables entre progrès, innovation et compétitivité. Ces groupes contestataires peuvent alors parfaitement coexister avec les forums hybrides. Leurs activités ne peuvent être que bénéfiques à la démocratisation des techniques. Celle-ci ne saurait être limitée aux seules procédures « officielles », mais doit continuellement être reformulée en fonction des contestations et des critiques. Les résistances et protestations peuvent alors être considérées comme le pôle le plus radical des critiques, indispensable au débat autour des arrangements sociotechniques dont on voudrait qu’elles façonnent le monde commun. Mais ce n’est pas assez, car « le changement social nécessite plus que des campagnes militantes et des mouvements protestataires (…), il nécessite l’articulation idéologique cohérente » (Castoriadis, 1998, cité par Rambaud et Richard, 2013).
Si les expériences décrites ici sont loin d’être des solutions parfaites et que de nombreuses critiques persistent, elles sont certainement porteuses d’un potentiel important pour la démocratisation du progrès technique et méritent d’être développées et améliorés.
En guise de conclusion, il ne reste qu’à mentionner quelques limites à ces formes possibles de démocratisation de la technique. Premièrement, le complément à la démocratie représentative qu’il est proposé de créer sous la forme de forums hybrides est susceptible de souffrir des mêmes problèmes qui perturbent actuellement le bon fonctionnement des instances démocratiques existantes : corruption, conflits d’intérêts, domination des acteurs les plus puissants, etc. Afin de limiter ce risque, il faudrait veiller rigoureusement à ce que les procédures répartissent le droit à la parole de manière égale entre les participants.
Deuxièmement, l’organisation des forums hybrides ne brise pas le lien qui existe entre progrès technique et profit financier, cause majeure de la perversion du rapport entre entreprise et innovations. Ceci empêche également que les entreprises participent de manière volontaire à ce genre de procédures. En effet, si une entreprise seule met en place un moment d’hésitation avant de développer de nouvelles technologies ou de participer aux forums hybrides, dans le système capitaliste actuel, elle sera dans une situation défavorable vis-à-vis de ses concurrents qui ne seraient pas « contraints » par de telles procédures et pourraient aller plus vite. Pour que le modèle de démocratie technique tel qu’il a été décrit ici puisse fonctionner véritablement, il faudrait probablement sortir du modèle économique basé sur le capitalisme et la concurrence.
Finalement et plus fondamentalement, la démocratie technique telle qu’elle est décrite ici ne résout pas le problème de la nature humaine, qui a du mal à prendre en compte le long terme alors que les conséquences de son comportement s’étalent dans le temps. Il n’y a malheureusement pas de solution miracle à ce problème, mais le découplage entre le profit financier et le progrès technique dans un système post-capitaliste aiderait sans doute à favoriser la prise de recul face aux innovations techniques et contribuerait ainsi à les remettre au service de la création du monde commun.