Diffractions et réfractions imaginaires sur la mer…

Sur l’Europe et la mer : Devisons à « bâton(s) rompu(s) » …[1]

L’eau casse l’épieu, brise la règle, infléchit la droite, dévie les certitudes, brouille les repères, disperse le soleil en myriades de paillettes volatiles, d’éclaboussures d’astre. L’eau reflète, elle inverse. L’eau ment.
Tous les vocables de l’eau, de la mer, de l’océan trichent avec les étymologies et s’offrent au jeu des mots, ambivalences et oublis, histoire de sens, histoire des sens abusés et amusés.
Les sens sont flottants et dérivent en mille langues qui déferlent sur le chercheur de limites. Chercheur d’extrême ou d’absolu aussi bien que chercheur de frange, de bord, de côte, de clôture…

En un mot la mer, l’eau, l’océan, le fleuve, la mare n’ont jamais été plus limite que lien, pas plus intimité qu’infini, dedans que dehors, creux que plein.
Que peut bien encore signifier la mer pour nos yeux « modernes » ? Cette mer sillonnée de navires de plus en plus gros, efficaces et rentables ou de plus en plus spectaculaires, à bord desquels le navigateur n’est solitaire que pour mieux multiplier le nombre de ses adorateurs et augmenter le spectacle. Sous le vernis, exorbitant, de la mer spectacle les valeurs puissantes dont l’humanité, de tout temps, a su nourrir son imaginaire sont-elles parvenues à demeurer ?
L’eau, dans son extension terrestre, est, sous nos yeux, la perfection même en matière d’ambivalence. Terre et eau, en un dialogue constant, nous offrent l’horizontalité des surfaces. Mer et ciel nous offrent la verticalité des mouvances que nous interdit la terre. La terre nous offre le repli intime du creux mérité, fouillé, excavé de la maison dure et douce, ni sèche ni moite, où fines gouttelettes, l’eau sait se faire petite, comme le vent sait se faire souffle léger, haleine pour la vie. De trois des « quatre éléments » naît la complétude. Le feu n’en est pas. Elémentaire : le feu, en fait, quoi qu’on dise, n’est pas un élément, c’est un état. A eux trois ils assurent la clôture bienheureuse d’une béance qui menace toujours l’heureuse intimité.
La miniature recèle une intimité immense, une immensité intime qui défie l’entendement[2]. « La miniature est un gîte de la grandeur. »[3]L’Europe est une telle miniature, ciel, terre, mer y sont comme « représentées » avec minutie, fidélité. « Tout y est, rien n’y manque »[4] comme on dit… quand on n’a rien à dire, devant une représentation un peu trop fidèle. L’Europe, seul continent avec l’Asie à n’être pas une île. Sans les asiatiques migrateurs pas de déclaration d’indépendance, pas d’éclatement continental. Eux qui ont parcouru d’est en ouest cette immensité savent bien que, passé les gués, on ne se mouille pas les pieds.
Au nord où les glaces et la dureté des conditions de vie rapprochent les hommes on possède une culture « calottaire », commune à toute la calotte arctique. On ne s’y soucie pas de savoir sur quel continent on se trouve ; le moment et la forme de la débâcle printanière y sont d’un autre importance car la débâcle est une dislocation - dans tous les sens du terme – d’une ampleur que peu imaginent.

Tectonique

En débâcle voguent les continents, plaque après plaque, émergences drues, cavités océanes. La mer émerge de la dislocation continentale, de la débâcle tectonique qui nous entraîne à la dérive sur la terre en feu, pâte chaude dont la planète est faite.
Rêvons et dérivons encore[5] Tous les fleuves mènent à la mer… ou presque, il en est de facétieux qui se perdent en route, séduits par un soleil si ardent qu’il les happe et les arrache au sable. Tous les fleuves mènent à la mer, même les fleuves de lave. Mais là, tout se fige dans un brouillard d’eau salée. Le flux marin immortalise le flux rocheux. Le froid pérennise le chaud et lui demande de conserver dans le temps cette allure de vague, ces froncements de ponce ou de basalte que l’eau, elle, perd, à chaque seconde, sans parvenir jamais à la maintenir, la forme atteinte. La roche, aidée de l’eau, pérennise en se figeant, les chorégies qui sont à la mer refusées.
Dérive de la terre et de l’eau en un tellurisme indifférent aux animalcules qu’elles véhiculent. Ballottés nous admirons, nous craignons. Heureusement, nous craignons encore. Rendu immodeste par les écrans dont il couvre son Å“il, l’homme convoite le risque – souvent avec succès. Il s’éprend d’aventures à l’eau… de rose qui tournent parfois à l’orage voire à l’horreur.
Mais le risque le rattrape et le tue[6] . Les forces telluriques broient et broieront encore de l’homme en toute indifférence ; tout comme l’homme excrète et excrétera encore tout et n’importe quoi, enfouissant indifféremment immondices et chers disparus dans les antres telluriques, sans pudeur ni vergogne.
Pourtant… Nulle morale, nulle rétribution, compensation ou vengeance en tout cela. Comme si la nature allait se venger, faire payer quoi que ce soit. Pour cela il faudrait qu’existe une telle chose : la Nature ! Allons donc, belle abstraction ! Il n’y a qu’indifférence puissante, que nous qualifions, à nos heures de frayeur (donc de lucidité et de modestie) de « violente » et nous en sommes : sang et eau, chair et eau.
Issus de et ballottés par les puissances telluriques. Les seules qui soient à jamais.
La terre, la mer et mille autres formes des mêmes, sur la Terre, échappent à l’homme. Mais l’homme ne leur échappe pas. Il se tient en équilibre, il glisse, il « surfe », un certain temps puis s’effondre, happé par tel ou tel des éléments dans tel ou tel de ses états : solide, liquide, pâteux, visqueux, chaud, froid, tiède, actif ou inerte…
Seul le peintre, peut-être, le sculpteur, rarement, figeront la mer en un assaut suspendu. L’artiste sait bien que son art procède d’une démarche tellurique. Il sait pérenniser, il sait happer, il sait être chorège et chorégraphe à la fois, il sait qu’il ne sait jamais : il connaît le risque et ne le prend pas, ne le quête pas car il vit. Ainsi que vit la mer quand elle instaure la lave en contorsions définitives.

Tellurique

Terres éclatées, mers unies et réunies. Mer, image de l’unicité, du global : les mers sont toutes liées et nous baignent, les continents sont disjoints, pour certains ; ils sont, en surface, séparés, car en profondeur ils se tiennent la main et leurs cuvettes communes, contiennent l’eau océane. Conjonction, disjonction… ça dépend de la profondeur. Question de point de vue. Le plus souvent l’homme voit la mer… depuis la terre. C’est de là qu’il en parle le plus.[7] A la mer on agit et on se tait.
La mort est un prétexte à parler de la vie dit-on ; la mer, c’est certain, est un prétexte à parler de la terre. La mer, de la terre, est vue comme frontière. L’eau comme frontière naturelle, air connu : mers, lacs et fleuves… comme dans la géopolitique.
Les habitants ne sont pas dupes, savent bien qu’il n’en est rien et à quel point ça les rapproche, ça les lie, d’une rive à l’autre. La limite marine est multiforme, si variée, le rêveur ne se lasse pas de changer mentalement le paysage côtier. Il est vrai que sa symbolique est presque sans limite :
Mer intime, insinuée en secrets dans la terre qui l’enserre et l’étreint (comme en un fjord), prise dans un enlacement auquel l’homme assiste, voyageur voyeur impuissant à franchir les profondes indentations du rivage…
Ou mer abrupte avec sa côte franche et sauvage, avec sa falaise sur laquelle la vague défiée déferle et lassée de tant de tempête, s’affale, se ferle, s’enroule au pied de la muraille qu’elle mite…
Ou encore, mer plate sur la frange pélagique où n’est plus relief que le galet mou et invisible de la méduse égarée en relief aqueux, bombe de lave translucide dont la violence urticante fait loupe sur le sable qui mousse.

O que d’heures voluptueuses, vides de tout, à observer l’écume, l’embrun, l’algue alanguie dans la mousse, de bulle en bulle, l’oeil médusé.
Mer surface et limite de la terre. Mer volume qui contient tant et même plus encore par le reflet qui s’abîme en elle de ce qu’elle ne contient pas, pas encore. Reflets de ces êtres verticaux qu’elle sape et s’approprie par les ruissellements qui alluvionnent vers elle. Grignotage inexorable, la mer mite : toute terre sera engloutie dans le bouillonnement. La place est assez grande au fond des mers pour y « ranger » à l’aise tout le volume émergé. Donc…

La mer transpire et projette ses fines gouttelettes de sueur vers le ciel qui s’ébroue là où le scandale du relief atteint des sommets. La côte sapée, les sommets érodés, il n’y a pas que les fleuves qui se jettent dans la mer. Tout y passe. Le promontoire européen, lui aussi cédera un jour au flot rongeur.
Il faut être bien prétentieux pour aimer la mer. C’est elle qui vous aime ou ne vous aime pas, vous choisit ou ne vous choisit pas… vous étreint ou vous laisse flotter sur ses croupes indifférentes.

On n’aime pas un volcan. On l’admire, on le contemple et le craint, on s’en méfie. Si on l’aime on s’y jette, on s’y abîme, on s’immole. La mer n’est pas différente. Pas toujours en éruption, il est vrai, mais toujours mortelle, elle. L’un et l’autre fascine, stimule, intéresse, terrorise. On ne prétend pas les aimer ; pas si l’on est lucide et honnête. La mer est volcan, bien plus encore que la métaphore. C’est le lieu de l’accrétion continentale. En son sein, en son tréfonds, loin des regards indiscrets est enfantée la matière chaude et molle qui, bientôt, se fige en continents : fond de mer, puis bord de mer, terra firma un beau jour. La dorsale Atlantique fait le gros dos, s’enfle et s’étale ensuite, apportant sa contribution au renouvellement tellurique de la peau terrestre.